LOGINCamila Reyes
J’attends. J’observe. Torres. Il est là. Et je vois.
Il ne m’aime plus. Il ne me veut plus.
Mais il est là pour une raison. Une raison qui m’échappe, mais qui s’éclaire au fur et à mesure que le silence s’installe entre nous. Ce n’est pas lui qui peut m’aider. Ce n’est pas lui qui peut me sauver.
Mais peut-être… peut-être que c’est lui qui me montrera la voie. La voie pour enfin briser ce cercle.
Je tourne la tête et je fixe Cristóbal. Et cette fois, je n’ai plus peur. Parce que je sais que je ne suis plus la même. Et je suis prête à faire face à tout.
La nuit est tombée comme un couperet sur le club. L’air est dense, saturé d’attentes, de murmures étouffés, de regards que l’on détourne. Je descends de scène sans un mot. Mes talons claquent sur le bois comme des coups de feu. Derrière moi, les applaudissements ont cessé depuis longtemps. J’ai chanté comme on crie un secret trop longtemps contenu. Et maintenant, je ne suis plus une voix. Je suis une menace.
Torres me suit. Je l’entends. Pas besoin de me retourner. Son pas a la régularité d’un souvenir qui refuse de mourir. Il me suit dans les couloirs étroits, jusqu’à la loge. J’ouvre la porte sans me retourner. Il entre. Je referme.
Et je me tais.
Le silence. C’est lui qui parle en premier.
— Tu n’aurais pas dû faire ça, Camila.
Sa voix est grave, plus rauque qu’avant. Plus fatiguée. Je croise son regard dans le miroir. Il est marqué. Comme moi. Pas par le temps. Par les choix.
— Je fais ce que je veux, maintenant. T’as perdu le droit de me dire quoi faire le jour où tu as disparu.
Je me tourne. Je le fixe. De tout près. Trop près.
Il baisse les yeux. Juste une seconde. Mais c’est assez.
— Ce que tu ne sais pas, reprend-il lentement, c’est que cette chanson, cette scène, ce moment… tout ça, ils l’attendaient.
— Qui "ils" ?
Il sort une enveloppe de sa veste. Froissée. Sale. Usée par des mains tremblantes.
— Cristóbal est plus dangereux que tu le crois. Ce n’est pas juste un patron de club. Il dirige un réseau. Trafic d’informations. D’humains. D’armes. D’illusions. Et toi, Camila, tu es en train de devenir sa favorite.
Je ris. Un rire cassé.
— Il n’a pas besoin de m’avoir. Il m’a déjà.
Il secoue la tête.
— Non. Il t’utilise. Comme tous les autres.
Je m’approche. Un pas. Deux. Je lui arrache l’enveloppe des mains. J’ouvre. Dedans, des photos. Un entrepôt. Des corps. Des visages bâillonnés. Des femmes. Des enfants. Et Cristóbal au centre. Souriant.
Je chancelle. Mais je ne tombe pas.
— Tu crois que je ne sais pas ? que je ne vois pas ? Tu crois que j’ai survécu à tout ça sans ouvrir les yeux ? Je suis restée ici parce que je cherche une sortie. Parce que je veux comprendre. Parce que si je pars, c’est pour le brûler avec moi.
Torres me regarde. Longtemps.
— Alors fais-le avec moi.
Il tend la main. Je ne la prends pas. Mais je ne la repousse pas non plus.
Cristóbal Vargas
Je les regarde depuis l’écran, dans la pièce voisine. Une caméra dissimulée dans une boucle d’oreille de Camila. Bien sûr qu’elle n’est pas au courant. Ou peut-être que si. Peut-être qu’elle s’en doute. Camila a toujours su plus que ce qu’elle disait.
Torres. Ce petit chien errant. Il revient pour la sauver ? Ou pour s’offrir une dernière gloire avant de mourir ? Je souris. Lentement. Mes doigts glissent sur la tablette posée devant moi. Une pression. Un appel silencieux.
— Mateo, dis à nos hommes de se tenir prêts. Si Torres bouge d’un millimètre de travers, je veux que sa langue finisse sur une assiette.
Mateo hoche la tête, stoïque.
Mais moi, je sens l’excitation grimper en moi. Ce n’est plus une affaire de club. Ce n’est plus une histoire de trafic ou d’argent. C’est une guerre personnelle. Camila est le feu. Torres est l’étincelle. Et moi, je suis l’essence.
Qu’ils viennent. Qu’ils complotent.
Je suis déjà plusieurs coups d’avance.
Mateo
Je déteste quand Cristóbal s’amuse.
Parce que quand il s’amuse, les gens meurent. Lentement. Salement.
Je descends les escaliers jusqu’aux coulisses. Je donne les ordres. J’ajuste mon arme sous ma veste. J’ai tout prévu. Les deux sont des cibles. Même si Camila est encore utile. Pour l’instant.
Mais je sens que quelque chose change. Dans l’air. Dans le rythme des choses.
Ce n’est plus du contrôle. C’est une lutte.
Et elle commence maintenant.
Camila Reyes
Il fait noir. Torres et moi sortons par la porte arrière. Je connais les angles morts. Je connais les caméras. C’est mon club. C’est ma prison. Mais je connais chaque barreau.
Nous montons dans sa voiture. Il conduit. Je garde l’enveloppe contre moi comme une arme.
— Tu as un plan ? je demande.
Il hoche la tête.
— On va frapper là où ça fait mal. Comptes, transferts, noms. Je les ai. Il y a un serveur dans un vieil hôtel. On y va ce soir. Si on le pirate, on expose tout.
Je souris. Amer.
— Tu n’as jamais su faire les choses doucement.
— Et toi, tu n’as jamais su dire non à une guerre.
Je le regarde.
Et pour la première fois depuis des années, je ne suis plus seule.
Mais ce que je ne sais pas encore,
c’est que Cristóbal nous regarde déjà.
Et qu’il ne sourit plus.
IsabellaLa sueur de ma course folle sèche à peine sur ma peau, collant le tissu de ma robe de nuit à mon dos. L'adrénaline qui m'a propulsée à travers l'ombre des couloirs se change soudain en un froid mortel lorsque j'entends le grincement familier de la serrure de ma chambre.Il est trop tôt. Il devrait être au portail, à s'occuper de l'arrivée de la voiture. J'ai calculé un répit. Je me suis trompée.La porte s'ouvre sans un bruit, et il en remplit l'embrasure. El Infierno. Son manteau est encore parsemé des gouttes de la nuit humide, et ses yeux d'ambre brillent d'une lumière intérieure, trouble et dangereuse. Il n'a pas l'air de revenir d'une affaire, mais d'une chasse. Et je sens, viscéralement, que je suis le gibier qu'il a choisi.Il referme la porte derrière lui, un claquement sec et définitif qui scelle le silence de la pièce. Son regard parcourt mon corps, de mes pieds nus et sales aux mèches de cheveux humides collées à mon cou. Il voit la course, la peur, la transpiratio
IsabellaLa porte s’est refermée sur le monde, ou ce qu’il en reste. Ici, dans la chambre qu’El Infierno me concède comme une faveur empoisonnée, l’air est épais, chargé de l’odeur du tabac noir, du cuir et d’une fragrance masculine, musquée, qui lui sert de signature olfactive. Une senteur de dominance. Ce n’est pas une maison qui respire. C’est une bête qui digère. Le repère d’El Infierno. Et je suis prise dans ses entrailles.Les murs, en pierre apparente, suintent le froid humide des souterrains. Un seul tableau, une toile sombre et violente représentant saint Michel écrasant un démon, orne la pièce. Un trophée volé dans une église, sans doute. Un rappel de sa propre guerre pervertie contre le ciel.Je ne peux plus être spectatrice.La phrase tourne dans ma tête, devenue un mantra de survie. Chaque seconde où son regard n’est pas posé sur moi est une trêve précaire, un intervalle de grâce qu’il faut exploiter. Ma prétendue « fragilité », cette faiblesse qu’il me diagnostique pour
ISABELLAJe ne dors pas.Le lit est vaste, trop blanc, trop calme pour mes pensées.La maison respire autour de moi comme un animal endormi, mais je sens encore sous ma peau la morsure du silence qu’il a laissée en partant.Je me répète les mots qui tournent dans ma tête depuis des heures :Je ne suis pas innocente.Je le dis tout bas, comme une prière inversée.Peut-être parce que j’ai fermé les yeux trop souvent. Peut-être parce que j’ai préféré la paix à la vérité. La culpabilité n’efface rien, mais elle aiguise. Elle me rend lucide, patiente, précise.Je me redresse, les draps glissent contre ma peau. Le sol est froid quand je pose les pieds dessus. Je regarde mes mains : elles ne tremblent plus. C’est étrange , comme si le corps savait qu’il doit se tenir tranquille pour ne pas attirer l’attention du prédateur.Une voix frappe doucement à la porte.— Señora Isabella ?C’est María, la gouvernante. Sa voix tremble, à peine.— Entre, dis-je.Elle pousse la porte sans bruit, le regar
ISABELLALa maison a retrouvé son souffle, lentement, comme si rien ne s’était passé.Mais moi, je ne respire plus de la même façon.Quelque chose a changé , une lucidité neuve, tranchante comme une lame qu’on vient d’aiguiser.Je comprends maintenant : la lucidité n’est pas héroïsme.Elle est adaptation.Si je veux survivre, je dois cesser de croire à la morale, aux excuses, aux illusions.Entre lui et moi, il n’y a pas de pont.Seulement un gouffre qu’il faut apprendre à traverser sans tomber.— Sois prudente, Isabella.Pas la prudence de la peur… celle de la stratégie.Observe. Écoute. Compte.Chaque silence, chaque mouvement de tête, chaque geste anodin.Il faut savoir quand sourire.Quand se taire.Quand disparaître.Je le sais : il lit les faiblesses.Il les respire.Alors je dois devenir une énigme sans fissures.Une surface lisse où il n’accrochera rien.Une colère brûle au fond de moi, mais elle n’est plus feu , elle est braise.Je la garde, chaude, utile.La colère dévore. L
ISABELLAJe croyais connaître la forme des choses : l’amour, la colère, la jalousie. Je croyais connaître les visages que l’on garde pour soi, les sourires que l’on polit pour le monde. Ce soir j’ai appris que je me trompais. Que derrière le geste le plus intime , partager un lit, une table, une promesse du matin , peut se cacher un abîme qui ne réclame rien d’autre que de dévorer.Je revois la scène comme on revoit un visage qu’on n’a plus le droit de toucher. Ce n’était pas un coup de folie. Ce n’était pas un accident. C’était une décision, froide, chirurgicale, rendue avec la même mesure que l’on tranche une orange sur une planche. Il n’y a pas eu hurlements prolongés, pas de tracas domestiques grotesques : Soledad est tombée comme on ferme une porte, et lui est resté debout, intact, comme si le monde venait de reprendre sa respiration normale.Comment un homme normal peut-il se comporter ainsi ? Je l’ai demandé à la vapeur dans la salle de bains, à la chaleur qui m’avait recousu l
EL INFIERNOLe couloir est silencieux. Chaque pas que je fais résonne contre les murs froids, mais je n’y prête plus attention.L’odeur de la pierre, le frottement de mes semelles, le souffle derrière moi : tout cela compose une musique familière, celle du retour après la sentence.Isabella me suit sans un mot. Ses poignets sont encore marqués par les chaînes, sa démarche hésite entre fatigue et dignité. Elle ne pleure pas. Elle ne parle pas. Elle avance.Je pousse la porte de la chambre. L’air chaud s’en échappe, chargé d’huiles et de vapeur. Le contraste est presque brutal : ici, la douceur ; en bas, le fer et le sang.— Assieds-toi, murmuré-je, ou plutôt, laisse-toi aller.Elle obéit, lentement. Ses doigts tremblent un peu quand elle touche le rebord du marbre. La lumière danse sur sa peau.Je fais couler l’eau.La baignoire se remplit d’un murmure régulier, presque apaisant.Chaque goutte qui tombe semble effacer un souvenir ou le redessiner autrement.Je reste là, debout, sans un







