Je n’ai pas quitté la salle de repos pendant quarante minutes.
Pas une de moins.
Assez longtemps pour que mes yeux sèchent et que mes pensées reprennent forme. Pas les bonnes. Pas les justes. Mais les seules qui me permettent de rester droite. J’ai remis du rouge à lèvres, lissé mes cheveux, ajusté mon chemisier. J’ai réenfilé le masque. Celui qui ment mieux que moi.
Quand je retourne à mon poste, une enveloppe noire m’attend sur mon clavier. Pas un mail. Pas un message. Une lettre physique, scellée à la cire.
Je la prends du bout des doigts, les muscles du cou tendus.
Pas de nom. Pas de logo. Rien qu’un parfum très léger, presque imperceptible. Boisé, complexe. Masculin. Délibérément.
Je déchire le cachet. À l’intérieur, une simple carte en papier épais, en lettres argentées.
« Bureau de Monsieur Raphaël 19h30. »
Il est temps de parler sérieusement.Je relis la note deux fois. Pas un mot de plus. Pas une signature. Il sait que je comprends. Il veut que je comprenne.
Et ce n’est pas une invitation. C’est un ordre.Je pourrais ne pas y aller. Je pourrais prendre mes affaires, rentrer chez moi, verrouiller la porte, couper mon téléphone et me fondre dans l’oubli. Mais je n’ai pas ce luxe. Pas depuis que Mathias m’a trahie. Pas depuis que mon nom est devenu une variable dans une équation de pouvoir qui ne me laisse aucune échappatoire.
19h25.
Je suis devant la porte vitrée du dernier étage. Il n’y a plus personne ici à cette heure. Plus de bruits, plus de rires feutrés. Juste le silence clinique des lieux où se jouent les vraies décisions.
Je frappe une fois.
— Entrez.
Sa voix est calme. Posée. Toujours ce ton professionnel, presque aimable. Je pousse la porte.
Il est là, derrière son bureau, une chemise sombre, veste retirée, les manches retroussées. Il écrit encore quelques mots, puis lève les yeux vers moi. Un sourire poli effleure sa bouche.
— Iris . Merci d’être venue. Asseyez-vous.
Je reste debout.
Il penche la tête, intrigué.
— Vous préférez qu’on en vienne directement au fait, je suppose.
— Vous êtes mon supérieur, Monsieur Raphaël. Je ne suis pas sûre d’avoir le choix.
Il rit doucement. Pas un vrai rire. Un bruit vide.
— C’est exactement ce que je voulais vérifier. Que vous compreniez bien les règles.
Il se lève. Contourne son bureau. S’approche trop lentement, trop près. Il ne me touche pas. Il ne m’effleure même pas. Mais il réduit la distance. Il mange l’air entre nous. Il déplace le centre de gravité de la pièce.
— Votre mari m’a proposé un marché. Un partenariat stratégique, avec vous au centre. Il dit que vous êtes la clé.
— Je ne suis pas une clé.
— C’est ce qu’il pense. Et moi… je ne suis pas sûr qu’il ait tort.
Il s’arrête. Ses yeux se posent sur moi comme une lame. J’aimerais qu’il me déteste. Ce serait plus simple. Mais il me regarde comme on regarde un problème à résoudre. Une pièce rare, pas encore exploitée.
— Vous êtes brillante, Iris. Discrète. Digne de confiance. On vous écoute, on vous suit. Vous n’avez pas idée de la valeur que vous avez ici.
— Je suis une salariée.
— Non. Vous êtes bien plus que ça. Et vous le savez.
Il marque une pause. Puis, plus bas :
— Mathias m’a vendu votre loyauté. Je veux voir ce qu’elle vaut.
Je serre les poings.
— Vous pensez pouvoir m’acheter ?
— Non. Je pense que je peux vous convaincre.
Il recule enfin, se verse un verre d’eau. Me désigne le fauteuil face à son bureau. Cette fois, je m’assois.
— Voici la situation, reprend-il. Le groupe prépare une restructuration majeure. Nous allons créer une cellule stratégique transversale, et je veux vous y intégrer. Vous auriez une autonomie inédite, un accès direct au board. Un pas de côté, mais vers le haut.
— Et pourquoi moi ?
Il me fixe.
— Parce que vous êtes celle qu’on sous-estime. Celle que personne ne voit venir. Et que vous êtes en train de vous détacher de votre mari. Ce qui, stratégiquement, vous rend... disponible.
Je me lève brusquement.
— Ce n’est pas une promotion. C’est une extraction.
Il sourit à nouveau. Sincèrement, cette fois.
— Peut-être. Mais ce serait aussi une délivrance.
Il s’approche à nouveau. Plus lentement.
— Vous n’avez rien à perdre, Iris. Rien d’autre que vos illusions. Et croyez-moi, elles sont déjà mortes.
Je me retiens de pleurer. De crier. De lui balancer cette carafe à la figure.
Il pose la carte qu’il avait dans la main sur la table. Elle est vierge.
— Vous avez jusqu’à lundi pour me donner votre réponse. En personne.
Je tourne les talons. Il ne me retient pas. Il ne dit plus rien.
Mais dans mon dos, je sens encore son regard. Son ombre.
Et quand je prends l’ascenseur, quand les portes se ferment, je réalise que je ne respire plus. Que ce bureau sentait la guerre.
Et que je suis déjà en plein cœur du champ de bataille.IrisJe ne dors pas.La nuit avance, lourde, silencieuse, presque irréelle. Tout est calme autour de moi, mais dans ma tête, c’est un chaos. La chambre est plongée dans une obscurité douce, seulement traversée par la lumière jaune du lampadaire qui filtre à travers les rideaux. Dans un coin, sur une chaise, la robe noire repose, solitaire. Elle m’attend. Comme une promesse silencieuse. Ou une menace à peine voilée.Je la regarde encore, hypnotisée, incapable de détourner le regard. Elle est là, immobile, froide. Une étoffe qui ne se contente pas d’habiller mon corps, mais qui semble peser sur mon esprit. Plus qu’un vêtement, elle est devenue un symbole, un défi. Une clé vers un territoire inconnu, dangereux, mais nécessaire.Je reste là, immobile, suspendue à ce moment figé, avec mes pensées qui tourbillonnent, s’entrechoquent. L’esprit en ébullition, pris dans une tempête silencieuse.Mathias ne m’a pas appelée.Il attend. Je le sais. Il attend une réponse, une décision. Mais lui, lu
IrisJ’ai lâché la première pierre. Et tout est prêt à s’effondrer.Je referme la porte de la chambre derrière moi.Pas violemment. Pas même brusquement. Juste… fermement. Comme on referme une page. Comme on choisit, consciemment, de laisser quelque chose derrière soi.Je reste un moment debout, les doigts crispés sur la poignée. Mon cœur tape si fort que j’ai l’impression que Mathias peut l’entendre de l’autre côté du mur. Il est resté dans le salon, seul avec ses remords, ou peut-être avec rien du tout. Peut-être qu’il ne ressent rien. Peut-être que cette idée – son idée – ne l’a pas détruit comme elle me déchire.Je m’avance dans la pénombre de la pièce. Je retire lentement mes boucles d’oreilles, mécaniquement, sans penser. Ma robe glisse sur mes hanches, s’écrase au sol dans un bruit doux. Je suis nue. Pas seulement physiquement. Il m’a dépouillée. De mon amour, de ma confiance. De la sécurité illusoire dans laquelle je me tenais depuis six ans.Et pourtant, je ne pleure pas.Je
MathiasLes heures s’étiraient dans la pénombre de l’appartement, lourdes d’un silence épais, chargé de tout ce qui n’avait pas été dit, de tout ce qui ne pouvait plus être contenu. Iris était là, dans la pièce d’en face, et pourtant si loin. Je sentais son souffle, son agitation contenue, mais aussi cette muraille qu’elle élevait autour d’elle, pour se protéger — de moi, de ce que je représentais, de Raphaël aussi, même si elle refusait encore de le voir.Je n’avais jamais voulu qu’elle souffre. Jamais. Pourtant, tout ce que j’avais bâti, tout ce que je défendais avec rage et obstination, semblait la broyer un peu plus chaque jour. Elle me regardait comme si je portais la guerre sur mes épaules, et elle avait raison. Mais elle ignorait encore combien cette guerre me rongeait aussi, combien elle me détruisait lentement, de l’intérieur.Je savais que Raphaël rôdait toujours, invisible, omniprésent. Ce fantôme, cet autre homme, que je ne pouvais ignorer. Chaque fois que son nom glissait
MathiasJe le savais, ce soir serait une épreuve. Chaque fois qu’Iris franchissait la porte, c’était comme si une tempête s’abattait sur moi, détruisant tout ce que j’avais tenté de construire. Je la regardais, le visage fermé, son regard brûlant d’une colère qu’elle n’avait jamais osé me montrer auparavant. Elle n’était plus la femme fragile que j’avais connue, elle était devenue un volcan prêt à éclater, et je me sentais pris au piège entre la peur de la perdre et celle de la voir m’échapper.La pièce semblait se rétrécir autour de nous, comme si le poids de nos silences s’alourdissait à chaque seconde. J’entendais le battement de mon cœur, sourd et rapide, et je savais qu’elle entendait le sien aussi.— Tu crois que c’est facile pour moi ? Sa voix était un souffle tranchant qui déchirait le silence. Ses mots résonnaient comme un coup de tonnerre. Je serrai les poings, la rage et la culpabilité mêlées se tordant en moi. Tu crois que je fais tout ça parce que j’aime ça ? Parce que j’
IrisJe rentrais à la maison, le cœur lourd, les mains crispées autour du sac que je n’avais même pas eu le courage de défaire. Chaque pas résonnait dans ce couloir que je connaissais pourtant par cœur, mais qui ce soir me semblait étranger, comme si la maison elle-même me rejetait. J’avais l’impression d’avancer dans un cauchemar dont je ne pouvais me réveiller. Raphaël avait encore franchi une limite cette ligne fragile que j’avais cru ne jamais revoir, la frontière entre la colère sourde et la rupture. Cette limite que je sentais sous mes pieds vaciller dangereusement.Le silence m’enveloppait, pesant, oppressant. Pas un bruit à part le tic-tac lancinant de l’horloge dans le salon. Je savais que j’allais le retrouver là, à m’attendre, son regard de feu prêt à déchaîner la tempête. Mais ce soir, ce n’était plus un jeu d’équilibre que je voulais, c’était une explosion. Il fallait qu’il comprenne, qu’il sente cette colère sourde et ce désespoir que j’avais gardé trop longtemps enfermé
Raphaël Je restais là, debout dans l’obscurité tamisée de mon bureau, les doigts effleurant distraitement le verre froid d’un whisky à moitié plein. Le silence de la pièce m’enveloppait, mais dans ma tête, c’était une tempête qui grondait, un chaos de pensées et de désirs que je peinais à contenir. Depuis le premier jour où je l’avais vue, elle hantait chacun de mes instants, défiant toute logique, toute prudence. Elle était ce feu imprévisible que je voulais à la fois maîtriser et laisser brûler, cette énigme que je ne pouvais ni fuir ni déchiffrer facilement.Je revois ce moment précis son regard qui avait croisé le mien pour la première fois, ce mélange d’éclat et de défi, cette posture fière qui refusait toute soumission. Une femme qui savait se battre, oui, mais sous cette armure de colère et de douleur, je devinais une fragilité qu’elle s’évertuait à cacher. Cette fragilité était la clé. Je le sentais au plus profond de moi. Il me fallait juste découvrir ce point faible, ce mai