KIERAN
Le moteur s’éteint dans un souffle mécanique, un dernier râle qui semble tirer un trait sur le peu de normalité qu’il restait. Le silence qui s’installe ensuite n’est pas un silence véritable. C’est un vide habité par des bruits sourds et sournois, que le corps perçoit plus qu’ils ne sont entendus. Le ronronnement régulier des ventilations dans les conduits d’aération, le cliquetis intermittent d’un tuyau qui goutte sans fin, et surtout, le souffle irrégulier du gamin à mes côtés.
Il ne parle pas. Il n’a pas prononcé un mot depuis qu’il a rejoint cette voiture, ses lèvres scellées par la peur, la colère, ou peut-être la honte. Je sens ses pensées tourner en boucle, trop rapides, trop chaotiques pour qu’il puisse se calmer. Il croit encore qu’il pourra comprendre ce monde en l’observant suffisamment longtemps, comme si regarder fixement le cauchemar pouvait le dissiper. Il croit qu’il pourra m’échapper, moi, l’ombre dans laquelle il est tombé.
Je sors du véhicule. Le claquement sec de la portière résonne dans le parking souterrain, coupant net le peu de calme qu’on pouvait espérer. Pas un geste, pas un souffle. Il reste figé, son corps tétanisé. Bon. Il apprend vite.
— Viens, dis-je, sans me retourner.
Il hésite, pris entre le combat intérieur et la nécessité de suivre. Son souffle est lourd, tremblant presque. Mais ses jambes obéissent, trahissant un instinct primaire : survivre. Plus fiable que la raison, plus fort que la peur.
On pousse la porte en métal qui grince, déchirant l’air d’un hurlement étouffé, puis on entre dans l’ascenseur. Une cage d’acier rouillée, laissée volontairement à l’état brut, symbole brutal de ce qui nous attend. Pas de moquette moelleuse ici, pas de promesses en sucre. Ce lieu mord, broie, écrase.
Léo s’avance derrière moi, les bras croisés serrés contre sa poitrine, comme pour s’enfermer dans une bulle fragile. Il fixe le sol, évite mes yeux. Son reflet dans le métal brossé lui renvoie l’image d’un gamin plus jeune que son âge, trop maigre, trop fatigué. Des cernes creusent ses yeux, témoins d’une insomnie chronique, d’une méfiance apprise.
— Tu viens d’où, Léo ? Vraiment, je demande.
Il fait une pause, cherche ses mots dans un labyrinthe d’hésitations.
— D’un endroit qui n’existe plus.
Je hoche la tête, acceptant cette réponse, même si elle sonne creuse. Peu importe. Elle est assez vraie pour que ça suffise.
— C’est un bon début.
Il me regarde enfin, en biais, cherchant à deviner si je dis vrai ou mens. Il ne sait pas encore que je mens mieux que lui. Moi, je mens pour survivre. Lui, il ment pour s’échapper.
L’ascenseur s’ouvre sur un couloir central. Sol noir, murs blancs. Froid, clinique, impersonnel. Tout est fait pour ne pas laisser de place à l’illusion. Ni aux souvenirs. Ni aux repères. Ce lieu est un sas, un passage vers un autre monde : celui où l’on cesse d’être soi pour devenir une arme.
On traverse le couloir en silence. Aucun mot ne doit être prononcé. Le moindre son trahirait la faiblesse.
La salle d’observation nous attend. Deux silhouettes s’y tiennent déjà, figées comme des statues. L’une d’elles s’avance alors, émergeant de l’ombre.
Marko , mon chef , le Fantôme .
Il s’impose par sa seule présence. Près d’un mètre quatre-vingt-dix, large d’épaules, puissant, son corps semble taillé dans la pierre brute. Pourtant, quand il bouge, c’est avec une aisance et une grâce qui démentent sa taille massive. Chaque pas, chaque geste est précis, calculé. Son regard, dur et froid, perçant comme un acier trempé, balaie la pièce. Il ne sourit jamais. Il n’a pas besoin de mots : sa présence suffit à imposer le respect, la crainte, l’autorité.
— Kieran, dit-il d’une voix basse, rauque, presque un murmure.
Je me tiens droit, mes mains fermes à mes côtés.
— Voici Léo, le gamin qui a tout vu ajoute-je, sans quitter le regard du Fantôme.
Marko le fixe un instant, évaluant, jaugeant, pesant ce gamin fragile dans ce monde brutal.
LÉO
Le silence dans la voiture est une cage dont je ne peux pas m’échapper. Chaque seconde qui passe me serre un peu plus, jusqu’à ce que mon souffle devienne court, précipité. Je ne comprends rien, je ne comprends plus rien. Ce que je croyais être une fuite s’est transformée en une chute sans fin. Et le gars à côté de moi , Kieran , il ne parle pas, il ne me regarde même pas.
Je veux demander, crier, protester. Mais les mots sont coincés, coincés quelque part dans ma gorge nouée. Je me retiens. Pour ne pas montrer que j’ai peur. Que je suis perdu.
La porte s’ouvre. Il descend. Le claquement de la portière me fait sursauter, me rappelle que je suis seul, avec mes pensées qui courent à toute vitesse. Puis il m’appelle.
« Viens. »
Je ne veux pas, mais je n’ai pas le choix.
Je marche derrière lui, les bras serrés contre moi comme pour me protéger du froid et du vide. Mes yeux restent fixés au sol, refusant de croiser son regard. Pas encore. Pas tout de suite.
L’ascenseur, cette boîte métallique rouillée, monte lentement, trop lentement. J’observe mon reflet, mais je ne me reconnais pas. Ce gamin maigre, fatigué, cerné, ce n’est pas celui que je voulais être. Pas celui que j’espérais devenir.
Il me demande d’où je viens.
Je pourrais mentir. Inventer une histoire. Dire que je viens d’un endroit sûr, d’une vie normale.
Mais la vérité est pire que le mensonge.
— D’un endroit qui n’existe plus.
Les mots sortent, lourds, cassants.
Je le regarde en biais, guettant sa réaction. Je cherche à savoir s’il ment aussi, s’il porte un masque comme moi. J’ai besoin de savoir à qui je fais face.
L’ascenseur s’ouvre, et j’avance dans le couloir froid, impersonnel, déshumanisé. Chaque pas me rapproche de l’inconnu.
Et en face de lui...je me sens... si menue car il est grand , très grand .
Je l’ai entendu parler de lui, de sa réputation. Une montagne de muscles et d’acier, un homme qu’on ne défie pas. Mais le voir en vrai, le sentir, c’est autre chose. Il remplit la pièce comme une ombre immense. Je me sens toute petite, invisible.
Son regard me transperce. Je retiens mon souffle.
Kieran me présente.
Marko m’étudie, comme s’il pesait chaque mot,
chaque mouvement, chaque hésitation.
Je sais que rien ne sera plus jamais pareil.
LiviaLa voiture glisse dans la nuit, ses phares déchirant l’obscurité, et je sens chaque vibration de Marko contre moi, cette présence massive, dangereuse et pourtant rassurante, qui m’absorbe entière. La tension de la soirée, le tumulte des regards, les éclats glacés de mon père, tout ce théâtre de pouvoir, n’a fait qu’attiser le feu sous ma peau, un feu qui pulse, qui brûle, qui réclame Marko avec une urgence qui me surprend moi-même.Quand nous franchissons le portail, la maison nous engloutit dans son silence luxueux, ses murs chargés de secrets et de désirs. Marko ne dit rien, mais son aura me guide, sa main dans la mienne, ferme, possessive, suffisant à faire frissonner mon échine. L’ascenseur nous élève comme dans un souffle suspendu, et je sens mes jambes fléchir à la seule anticipation de ce qui m’attend.La chambre est vaste, enveloppante, saturée de lumière douce qui caresse la peau. L’odeur du bois, du cuir, et surtout de lui, me submerge avant même que ses lèvres ne trou
Livia Les verres tintent, les murmures s’étouffent dans des éclats de rire trop polis, les serveurs glissent comme des ombres entre les invités, mais derrière cette façade de luxe et de diplomatie, tout est tension, tout est calcul, tout est menace retenue. Je sens Marko près de moi, immobile, impassible, comme un roc planté au milieu de cette mer d’apparences. Ses yeux balaient la salle, évaluent, anticipent. Puis son regard se pose sur mon père.Je reconnais ce moment précis où le jeu commence.Mon père tente de garder contenance. Son costume parfait, sa posture droite, sa mâchoire crispée trahissent à peine le tumulte qui l’habite. Il ne comprend pas comment je peux être là, au bras de Marko, l’homme qu’il a juré d’anéantir, celui qui a réduit en poussière des années de deals, d’alliances, d’empire. Il veut s’approcher, mais quelque chose le retient , peut-être cette aura glaciale que Marko dégage sans un mot, peut-être le fait que je ne le regarde plus comme sa fille, mais comme
Livia Le cuir contre mes jambes, le parfum épicé et chaud de Marko, le moteur ronronnant comme une bête prête à bondir, chaque sensation me rappelle que ce soir, rien ne sera comme avant, que la peur et le désir vont se mêler à un jeu de pouvoir qui pourrait me consumer, et pourtant, au lieu de trembler, je sens quelque chose en moi se tendre, se préparer à affronter ce monde de prédateurs où je n’étais qu’une proie il y a quelques heures encore.— Tiens-toi droite, murmure Marko, sa voix caresse et pèse, et je redresse mes épaules comme si ma colonne vertébrale pouvait devenir une arme, je relève le menton, j’apprends à marcher avec la gravité de mes intentions, à m’inscrire dans l’espace avec assurance, et chaque pas que nous faisons vers l’entrée de l’hôtel me rapproche de l’instant où je vais affronter mon père et lui montrer qu’il n’a plus aucun contrôle sur moi.La limousine s’arrête devant un hôtel privé, immense, chaque lumière dorée, chaque reflet sur le sol poli, projette un
MARKOElle entre dans la chambre comme on entre dans une pièce déjà meublée de souvenirs qu'on n'a pas encore faits, et quelque chose se serre en moi, une attention aiguë, parce que tout à l'heure elle était vêtue pour provoquer et maintenant elle revient à elle-même, frêle et vraie, et j'aime cette vérité qui tremble, je l'observe sans dissimulation, je laisse mes yeux apprendre chaque repli de sa peau comme on lit une partition, et elle, embarrassée, baisse le regard comme si mes yeux pouvaient la dévorer et la remettre en place à la fois, je me lève sans bruit, je veux que le monde se plie à notre rythme, je veux que ce matin ne connaisse que nous deux et la lente montée d'un désir qui se joue en dehors du temps.— Va te laver, dis-je doucement, et ma voix n'a rien d'un ordre tranchant, c'est une invitation offerte avec la certitude qu'elle l'acceptera, elle hoche la tête, incertaine encore, comme si le geste de se défaire de ses vêtements était aussi un geste de se découvrir devan
MARKOJe me réveille avec le goût de son aveu collé au palais, comme un vin capiteux qu'on n'oublie pas, et la première pensée qui fend mon cerveau n'est pas la vengeance en elle-même, mais l'image de Livia à mes côtés lors de la soirée où tout commencera, sa présence comme une lame immobile braquée contre son père, sa beauté réglée pour déranger, pour séduire et pour tuer sans bruit, je souris dans l'ombre de mon oreiller en sentant la promesse de demain se gonfler comme un coup porté au thorax de l'adversaire.Le matin s'étire au-dehors sans savoir qu'ici l'horloge avance plus vite, je suis chez moi, je sens les murs humides de secrets, et je laisse mes doigts glisser sur la table comme on caresse un plan déjà tracé, chaque détail pris en compte, il y a des choses qui doivent être parfaites : le mot prononcé au bon moment, le silence qui suit, le regard que l'on adresse au bon témoin, et surtout elle, Livia, transformée sans contrainte, pas une marionnette mais une arme subtile, un
LIVIAIl s'arrête près de moi, si près que je sens son souffle sur ma joue, une chaleur douce qui efface presque l'acier de ses yeux, il me regarde avec une douceur improbable, comme si tout le reste , la haine héritée, les trahisons, les murs qu'on a élevés entre nos familles , n'était qu'une rumeur lointaine qui ne l'atteint plus, et dans ce silence chargé, sa main vient contre ma joue, lente, précise, comme pour cartographier ma peau et s'assurer qu'elle est réelle, je me laisse faire parce que ses doigts portent moins de menace que d'attention, parce que dans ce geste il y a une promesse muette qui me désarme davantage que n'importe quelle parole.— Livia, dit-il doucement, les mots tombent et roulent en moi comme des pierres précieuses qu'on découvre au fond d'un fleuve, je sais qui tu es, et cela ne change rien à ce que je ressens.Ce qu'il dit prend la place d'un ouragan et pourtant c'est une caresse, une main qui retire un voile, je sens mes défenses chanceler, non pas parce q