LOGINEléna
La réponse est immédiate. Trois petits points qui dansent. Elle écrit. Elle efface. Elle écrit encore. L’angoisse est palpable.
Le téléphone sonne. Elle appelle.
Je laisse sonner. Une fois. Deux fois. Au troisième drinnng, j’effleure l’écran du bout du doigt, sans décrocher. Je le rejette sur la table, comme une chose brûlante. Le silence revient, plus lourd, chargé de l’écho de cette sonnerie coupée.
Le pouvoir n’est pas dans la possession. Il est dans le désir non assouvi. Dans la question sans réponse. Je viens de lui envoyer un miroir de son propre chaos, et j’ai refusé de lui parler. Je la tiens. À distance. Par les nerfs.
Je termine mon verre d’eau. Le jour est pleinement levé maintenant. La lumière crue lave l’atelier, impitoyable. Ça ne me dérange pas. Je préfère la vérité crue aux mensonges doux.
Je pense à l’architecte. Léo. Son regard quand il a poussé cette porte. Ce n’était pas seulement de la colère. C’était de l’incompréhension. Il ne savait pas contre quoi se battre. Contre un homme, il aurait su. Des poings, des mots, un duel. Mais contre ça ? Contre l’attraction silencieuse, immatérielle, entre sa femme et une force de la nature ? Il est perdu. Il va se raccrocher à ce qu’il connaît : la logique, le contrôle, les discussions « pour mettre les choses au point ». Il va essayer de réparer Camille. Comme on répare une fissure dans un mur.
Il ne comprendra jamais que certaines fissures ne sont pas des dommages. Ce sont des ouvertures. Des portes.
Mon téléphone vibre encore. Un nouveau message. Plus long.
« Cette peinture… c’est moi ? Ce que tu vois ? C’est horrible et… »
Le message s’interrompt. Elle a encore effacé la fin. Mais j’ai deviné. « … et magnifique. »
C’est ça. La dualité. L’endroit où je veux l’amener. Où elle est à la fois horrifiée et émerveillée par son propre potentiel de destruction, de passion, de vérité sauvage.
Je réponds, enfin, par des mots. Un seul.
« Viens le voir. »
Puis j’ajoute, avant qu’elle ne puisse réfuter, avoir peur, se cacher derrière Léo ou sa musique :
*« Seule. À midi. La porte sera ouverte. »
Je jette le téléphone sur le canapé défoncé. C’est fait. L’appât est lancé. Le piège est ouvert. Elle viendra. Elle ne peut pas faire autrement. La curiosité est plus forte que la peur. Le besoin de comprendre ce vertige en elle est plus fort que son devoir d’épouse, plus fort que son identité de violoniste sage.
Je me retourne vers la toile. Le rouge a un peu coulé, mélangé à l’essence, créant un effet de larme épaisse. Parfait. Je prends un couteau à palette. J’attaque la surface, je gratte, j’incise, je superpose. Je ne peins plus Camille. Je peins l’attente. L’attente de son pas dans l’escalier. L’attente de son souffle dans la pièce. L’attente de la chute.
Parce que c’est de ça qu’il s’agit. Une chute. Je ne la séduis pas. Je lui montre le bord de la falaise. Et j’attends qu’elle décide de sauter.
Le reste de la matinée s’écoule dans une étrange torpeur fébrile. Je nettoie des pinceaux sans les regarder. Je bois du thé froid. Je regarde la porte.
À 11h58, j’entends le premier craquement dans l’escalier.
Lent. Hésitant. Comme si chaque marche brûlait la plante des pieds.
Je ne bouge pas. Je reste debout devant la toile, le dos à la porte, un pinceau à la main. Je fais semblant de peindre. La tension dans l’atelier devient presque tangible, un fil tendu à se rompre.
CamilleJe suis restée une éternité dans l’entrée, pétrifiée, écoutant le silence pesant qui venait du salon. Ce n’était pas un silence vide. C’était un silence plein. Plein de questions sans réponse, de images qui devaient défiler sous son crâne à lui, de l’effondrement de tout ce en quoi il croyait. De tout ce en quoi nous croyions.La force qui me maintenait debout, cette rigidité de honte, a cédé d’un coup. Mes genoux ont fléchi. Je me suis affalée lentement contre la porte, le dos glissant le long du bois jusqu’à ce que je sois assise sur le sol froid de l’entrée. Les larmes ne venaient plus. J’étais au-delà des larmes. Dans un désert aride où ne subsistait que la conscience aiguë, insoutenable, de la dévastation que j’avais semée.De l’autre côté du mur, il était seul. Avec sa découverte. Avec sa douleur. Et je le laissais seul. Comme une lâche. Comme la traîtresse que j’étais.Cette pensée a fini par me mettre en mouvement. Une pulsion sourde, désespérée. Je ne pouvais pas le l
CamilleLe bus s’est arrêté. Mes jambes m’ont portée jusqu’à notre rue. Chaque pas était une condamnation. La façade de notre immeuble, familière, rassurante hier encore, se dresse aujourd’hui comme l’entrée d’un tribunal. La lourdeur de la clé dans ma poche me brûle. J’hésite une éternité sur le trottoir, sous la lumière fade d’un réverbère qui s’allume, regardée par les fenêtres anonymes. Des vies normales, derrière ces vitres. Des vies intactes.J’entre. L’escalier sent le parquet ciré, le propre. J’étouffe.Puis, notre porte. Le petit bouquet de lavande séchée accroché par Léo parce que j’aimais l’odeur. Un détail d’avant. D’une autre ère. Ma main tremble si fort que la clé racle le métal avant de trouver la serrure. Le clic résonne comme un verrou qui se referme sur moi.La chaleur de l’appartement me prend à la gorge. C’est la chaleur de nous. Une douceur qui me lacère. L’odeur du dîner de la veille, un reste de sauce tomate, mélangée à son eau de toilette, à la cire d’abeille d
CamilleQuand elle entre en moi, avec ses doigts habiles et impérieux, c’est une déchirure. Une frontière franchie dont il n’y aura pas de retour. Je crie. Ce n’est pas un cri de plaisir pur. C’est le son d’un être qui se fend en deux. La Camille d’hier se sépare de la créature archarnée et peinte qui se tord sous les mains de cette femme. C’est un accouchement dans la violence et la souillure.Et cela dure. Des heures, des minutes, un éternité suspendue dans le jus épais du désir et du remords. Elle m’utilise, m’explore, me façonne. Je suis sa glaise, sa toile, son instrument de musique déréglé. Et je réponds à chaque impulsion, chaque demande silencieuse, avec un abandon qui me terrifie.Puis, c’est le déluge. La vague qui monte depuis le fond de mes entrailles, nourrie par le conflit même, par l’impossibilité de cette situation. Elle explose en moi avec la force d’une chose retenue trop longtemps. Un séisme. Je me cambre, les yeux révulsés, voyant des éclats de lumière blanche, des
CamilleSes lèvres ont le goût de la peinture et du scandale. Un goût âcre, minéral, celui de la terre retournée, des pigments broyés, des choses cachées mises à nu. Un goût de mensonge devenu vérité physique, charnelle.Je réponds. Ma bouche s’ouvre sous la sienne comme une blessure consentante. Mes mains, encore souillées, se hissent à son cou, s’accrochent à la toile rugueuse de son pull, y laissant des empreintes digitales écarlates. Des marques. Je la marque. L’idée, fugace, insensée, me traverse comme une décharge : je la possède autant qu’elle me possède.Elle gémit, un son rauque qui vient du fond de la gorge, et ses mains s’agrippent à mes hanches, me tirant du tabouret. Nous trébuchons, un ballet désaxé de corps qui s’entrechoquent, vers le canapé défait couvert de draps tachés. L’odeur ici est encore plus forte : sa sueur, son essence, l’odeur âcre du linseed oil et du sexe ancien.Nous tombons sur les draps froissés. Le choc fait jaillir un nuage de poussière de pastel. El
CamilleLa chaleur de sa main est une brûlure. Une brûlure qui court le long de mon bras, monte à mon cou, embrase mon visage. Je la sens dans mes entrailles, cette chaleur, une marée de lave qui fait fondre tout ce que je croyais solide.Je laisse mes doigts s’enlacer aux siens. Ils sont couverts de peinture séchée, rugueux, réels. Les miens sont lisses, froids, des mains de pianiste qui n’ont touché que des surfaces contrôlées.Je ne regarde plus la toile. Je ne regarde plus que nos mains unies.Ce simple contact est un aveu plus grand que tous les mots que nous pourrions échanger. C’est la trahison qui cesse d’être une pensée pour devenir un acte. C’est le pont jeté entre son chaos et mon ordre. C’est moi, marchant de l’autre côté.Je lève les yeux vers les siens. L’or et le vert sont devenus un océan sombre, un vortex où je sens que je vais disparaître. Il n’y a plus de pitié, plus d’explication. Juste une attente terrible et douce.Elle ne sourit pas. Elle me regarde absorber le
ElénaLa porte grince. Elle pousse. Elle entre.Je le sens à l’air qui change, à l’odeur qui arrive avec elle : du savon fleuri, de la peur, et, en dessous, cette note sauvage, cette étincelle que j’ai sentie hier. Plus forte aujourd’hui.Je me retourne, lentement.Elle est là, sur le pas de la porte. Vêtue d’un simple pantalon noir et d’un pull à col roulé, comme pour se cacher. Pas de maquillage. Ses yeux sont cernés, immenses. Elle a l’air à la fois très jeune et très vieille. Elle a traversé des mondes cette nuit.Nos regards s’accrochent. Le silence, cette fois, est différent. Il n’y a plus la foule du vernissage, plus Antoine, plus Léo. Il n’y a que la vérité nue de son mensonge à lui, de son insomnie, de ma toile qui crie son secret au milieu de la pièce.Elle regarde la peinture. Son visage se décompose, puis se recompose dans une expression de stupéfaction pure. Elle voit. Elle voit la violence, la fragilité, le combat. Elle voit sa propre âme projetée sur la toile, plus vrai