All Chapters of Le Cercle des Maîtresses: Chapter 31 - Chapter 40

Cinquante ans avaient passé depuis que la galerie s’était tue et que la mer avait gardé pour elle le dernier feu.La ville avait changé de nom sur les cartes — on disait désormais Éclipse-Port, par caprice administratif —, mais l’air portait encore la même odeur de varech et de pluie tiède.Les façades repeintes, les vitrines neuves et les trottoirs élargis faisaient croire à une modernité proprette ; pourtant, au premier virage venu, une ruelle étroite rappelait que la mémoire ne cède jamais tout à fait.A. Voss descendit du bus avec un sac trop léger pour un voyage si long.Sur l’étiquette en cuir figurait seulement une initiale et un nom : A. Voss.Elle ne donnait presque jamais son prénom.Le monde le devinait, se trompait, insistait.Elle se contentait de sourire — on apprend vite, dans certaines lignées, que les noms brûlent plus vite que les visages.Dans sa poche intérieure, elle portait un carnet au cuir blanchi par le sel.Le carnet de Laila.On le lui avait remis deux mois

Depuis trois jours, la mer gardait un silence épais.Aucune vague ne cassait au pied du quai ; même le vent semblait se retenir,comme si l’air, épuisé par trop de confidences, avait décidé de se taire un moment.A. Voss s’en aperçut la première : le calme n’était pas naturel.Il y avait, dans cette paix trop pleine, une tension —celle des choses qui s’apprêtent à recommencer.La salle de lecture, elle aussi, avait changé.L’humidité, au lieu de disparaître, s’était organisée.Chaque matin, la buée formait sur les vitres le même dessin :un demi-cercle ouvert vers le haut,comme une bouche qui attend.Maé, la première, osa le dire.— On dirait qu’elle respire.— Ou qu’elle écoute, répondit A. Voss.— Qui ?— Ce qui reste à dire.⸻Ce soir-là, elles décidèrent de rester après la fermeture.Maé avait apporté du café noir, du pain et des pommes.Elles s’installèrent près de la vitrine, sous la lampe basse.Dehors, la pluie avait repris, fine, insistante.Le bruit sur les vitres ressembl

Depuis plusieurs jours, la salle respirait au rythme du large.Les lampes s’allumaient d’elles-mêmes à la bonne heure,la buée dessinait toujours le même cercle ouvert,et les visiteurs entraient avec une retenue nouvelle —comme s’ils savaient, sans qu’on le leur dise,qu’ici les mots avaient leur propre saison.Mais, depuis ce matin-là, quelque chose avait changé au-dehors.Le port semblait plus peuplé qu’à l’accoutumée.Des silhouettes, debout au bord des quais, regardaient l’eausans bouger, comme si elles attendaient que le jour les reconnaisse.A. Voss, en descendant la colline, les remarqua d’abord du coin de l’œil :elles portaient des vêtements démodés, trop élégants pour le vent salé.Une femme en jupe longue tenait un parapluie fermé,un homme portait un chapeau de feutre noir,et, entre eux, une jeune fille aux cheveux roux levait les yeux vers le ciel,le visage calme, presque souriant.A. Voss s’arrêta, sentit son cœur se serrer.Elle connaissait ce regard.Pas celui de

⸻Le lendemain, la mer semblait avoir vieilli d’un siècle pendant la nuit.Sa couleur, autrefois d’étain ou de verre, tirait maintenant vers un bleu profond, presque noir,comme si les profondeurs avaient décidé de remonter respirer à la surface.Le port, lui aussi, avait changé.Les volets claquaient plus lentement, les voix se taisaient sans raison,et même les chiens, d’habitude bruyants, marchaient sans aboyer.Les gens disaient :— L’air est lourd.— Non, répondait-on. Il écoute.Et c’était vrai : quelque chose dans l’air attendait.⸻A. Voss s’éveilla avant l’aube.Un rêve, plus clair que la réalité, s’était imprimé dans sa tête :elle voyait la salle remplie de monde, mais personne ne parlait.Toutes ces femmes, ces hommes, ces enfants,lisaient en silence — non pas avec les yeux, mais avec le souffle.Chaque respiration faisait bouger les pages,comme un vent collectif né du dedans.Elle sut alors ce que la mer demandait :un rite du silence.Pas un hommage, pas une cérémonie

Le lendemain de la lettre, la mer s’était faite de verre.Aucune ride, aucune écume — seulement cette surface claire qui reflétait le ciel au point qu’on ne distinguait plus où finissait l’air.Le port dormait encore, mais la salle, elle, était déjà éveillée.Quand A. Voss entra, elle sentit immédiatement la différence.L’air portait une tension nouvelle, à la fois calme et précise.Sur la table centrale, les livres ouverts attendaient.Sur la vitre, aucune trace de buée : un effacement volontaire, comme si la mer, cette fois, avait préparé le terrain.Maé arriva quelques minutes plus tard, une tasse à la main, les yeux brillants.— Tu sens ?— Oui. Quelque chose a changé.— La lettre t’a tenue éveillée ?— Non. Ce n’est pas la lettre. C’est ce qu’elle appelle.A. Voss s’approcha de la vitrine.Sous le carnet de Laila et la lettre du futur, une lumière discrète se formait, un éclat doré qui venait du sel lui-même.La ligne au sol avait légèrement bougé, dessinant une spirale, et non p