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Chapitre 3 : Le bal des ombres

Author: TCm
last update Last Updated: 2025-06-30 03:53:54

CHAPITRE 3 — Le bal des ombres

Pensées d’Alba

Depuis la nuit du murmure, quelque chose en moi s’est fissuré. Une lézarde dans mes certitudes, un frémissement obscur que je ne parviens pas à nommer. Le manoir n’est plus simplement un lieu : il respire, il écoute, il s’insinue. Ses murs chuchotent aux heures les plus sombres, comme s’ils possédaient une mémoire propre. Je sens leur regard. Je sens son regard.

Luca.

Il ne me touche pas. Pas encore. Mais il m’enlace du regard, me façonne du silence. Chaque fois que je le croise, j’ai l’étrange impression qu’il me dépouille lentement, patiemment, sans même poser un doigt sur moi. Comme s’il me possédait déjà, avec cette tranquille certitude qui précède les conquêtes.

Mais je ne suis pas seule ici.

Elles sont cinq. Cinq jeunes femmes à la beauté fanée, à la démarche mesurée, mécanique, vidée d’intention. Je les ai croisées dans les couloirs de l’aile sud, leurs visages sont jolis mais sans éclat, comme des portraits effacés par le temps. Elles me regardent sans me voir. Comme si mon tour allait venir, comme si j’étais une nouveauté fragile, promise au même sort.

Ce matin, pourtant, l’une d’elles m’adresse la parole.

— Toi, tu es la nouvelle… Tu as encore de la lumière dans les yeux.

Sa voix est basse, glissée comme un secret dans le sifflement du corridor. Elle ne s’arrête pas, mais son souffle me happe. Elle s’appelle Liora. Sa peau est d’ambre, ses cheveux tombent en longues torsades qu’elle attache sans soin. Il y a dans son accent une chaleur douce, étrangère, presque chantante mais dans sa voix, une fatigue sans fond.

Elle m’entraîne dans un recoin que je n’avais jamais remarqué. Une pièce étroite, dissimulée derrière les cuisines, à peine plus grande qu’un placard. Les murs suintent d’humidité, mais ici, on peut respirer. Presque.

— C’est le seul endroit où les murs ne répètent pas nos murmures, dit-elle en refermant la porte.

— Pourquoi m’as-tu amenée ici ?

Elle baisse les yeux, hésite.

— Pour que tu saches. Avant qu’il ne soit trop tard. Pour te parler de lui.

— De Luca ?

Elle hoche la tête. Son regard devient grave.

— De ce qu’il fait à celles qu’il choisit.

Un frisson traverse ma nuque. J’entends mon cœur cogner contre mes côtes.

— Et toi… il t’a choisie ?

Elle esquisse un sourire. Sans joie, sans lumière.

— Il nous choisit toutes. Tôt ou tard. Par caprice ou par habitude. Ça revient au même.

Je me sens vaciller. Mon souffle se fait plus court. Je voudrais fuir, mais je suis figée.

— Et Rael ? Il ne vous protège pas ?

Cette fois, son rire est sec. Une gifle douce.

— Rael… Rael essaie. Mais il appartient à Luca. Comme tout ce qui vit sous ce toit. Comme le vent, comme les pierres, comme nous.

Ses mots s’enroulent autour de moi. Ils pèsent. Ils résonnent. Mais je refuse encore d’y croire.

Ce soir-là, un dîner est organisé. Un banquet, plutôt. Une démonstration de pouvoir, d’opulence, de décadence soigneusement orchestrée. Ce n’est pas pour nous, bien sûr. C’est pour eux : les partenaires, les ombres en costume, les hommes au sourire tranchant. Ceux qui gravitent autour de Luca comme des satellites, brûlant lentement dans l’attraction de sa noirceur.

Nous devons servir. Liora me tend la robe noire que je dois enfiler. Le tissu est épais, rigide, presque oppressant. Il moule ma silhouette, dessine mes courbes avec une précision cruelle. Le col est haut, fermé jusqu’au menton. Une tenue de servante… ou de martyre.

— Tiens-toi droite. Ne le regarde pas trop longtemps, murmure Liora en ajustant le dernier bouton dans mon dos.

— Luca ?

Elle hoche la tête, sans détourner le regard du miroir.

— Lui. Ou le manoir te dévorera par ses yeux.

La salle est somptueuse, illuminée par des centaines de bougies suspendues, reflétées dans les miroirs anciens et les coupes en cristal. L’or, le sang, le vin tout semble se mêler dans une atmosphère presque irréelle. Les conversations bruissent comme une rivière noire, chargée de secrets.

Je marche lentement, un plateau à la main. Je me concentre sur mes pas, sur le poids de la porcelaine, sur la fragilité apparente de cet instant. Mais je le sens.

Il est là.

Luca. Assis à l’extrémité de la table. Le dos droit. Un verre à la main. Son regard est posé sur moi. Fixe. Froid. Il ne cligne pas des yeux. Il attend.

À un moment, nos regards se croisent. Une seconde. Une seule. Mais cette seconde m’arrache un battement de cœur. Il incline la tête, presque imperceptiblement. Comme un prince. Ou un bourreau.

Une invitation. Ou un ordre.

Je détourne les yeux.

Mais mon corps, lui, se réchauffe. Il réagit. Il le reconnaît. Comme si une part de moi le connaissait déjà.

Plus tard. J’y suis à nouveau convoquée.

Rael vient me chercher. Il m’ouvre la porte du bureau, ses yeux me frôlent, presque tendres, presque tristes.

— N’oublie pas qui tu es, souffle-t-il.

Mais je ne sais plus qui je suis.

Je ne suis plus certaine d’avoir jamais su.

Luca est seul. Debout, près de la cheminée, une main dans la poche, l’autre tenant un verre à moitié vide. Il ne dit rien. Il attend.

— Sers-moi un verre.

Je m’approche. Mes mains tremblent alors que je saisis la bouteille. Je verse le liquide lentement, sans oser lever les yeux. Son silence est plus lourd que mille mots.

— Liora t’a parlé.

Ce n’est pas une question. C’est une évidence.

— Vous… écoutez tout ?

Il sourit, toujours sans me regarder.

— Le manoir me parle. Il me montre ce que je veux voir. Il écoute à ma place, parfois. Et toi… tu l’intrigues. Il te chuchote.

Il se tourne vers moi. S’approche. Lentement. Comme s’il redessinait le temps lui-même.

Je recule.

Il s’arrête.

— Tu as peur de ce que tu ressens, Alba ?

Je ravale ma salive.

— Je ne ressens rien.

Il rit. C’est bas. Chaud. Dévastateur.

— Mens encore. Ta voix est délicieuse, surtout quand elle dissimule la vérité.

Il avance, encore. Je suis piégée. Mon dos frôle la porte. Il lève une main, mais ne me touche pas. Il s’arrête à un souffle de ma peau. L’air entre nous est brûlant.

— Tu es froide… mais tu brûles. C’est fascinant. Cette contradiction. Ce feu sous la glace.

Ses lèvres effleurent mon oreille.

— Tu es à moi, Alba. Tu peux lutter, fuir, mentir… Tu m’appartiens déjà.

Je relève le menton. Le défi pulse dans mes veines.

— Je n’appartiens à personne.

Il se recule. Lentement. Comme un prédateur qui choisit de différer l’instant du sang.

— Alors prouve-le. Cette nuit. Dans la serre. Il y aura un choix à faire.

Minuit.

Le jardin s’étend comme un tableau figé, baigné par la lueur bleutée de la lune. Le silence est dense, presque sacré. Le vent caresse les feuillages, transporte des parfums humides, lourds de mystères. Chaque pas me semble peser une éternité.

La serre se dessine enfin dans la pénombre. Immense. Presque irréelle. Une cathédrale de verre et de lierre.

Rael m’attend devant la porte.

— Tu peux encore reculer, souffle-t-il.

Mais je continue d’avancer.

— Tu ne comprends pas, Rael. Ce n’est pas Luca qui m’enchaîne. C’est ce lieu. Ce mystère. Cette chaleur noire… Elle est en moi maintenant.

Il ferme les yeux. Une ombre passe sur son visage.

— Alors il est déjà trop tard.

Je pousse la porte.

Et derrière moi, le manoir respire.

Comme s’il venait de refermer sa main sur moi.

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