Chapitre 4 — L’homme de fer
Pensées de Luca Je contrôle tout. Les battements du manoir. Les respirations contenues. Les peurs enfouies. Rien ne m’échappe. Ce lieu me parle. Il n’est pas qu’un assemblage de pierres et de bois. Il est une entité, une extension de ma volonté. Et il obéit. Mieux que les hommes. Mieux que mes serviteurs. Mieux que moi-même, parfois. Chaque chose ici existe parce que je le décide. Chaque être y vit parce que je le tolère. Je suis le pilier, le cœur noir autour duquel tout gravite. Je suis l’ordre dans le chaos. Et pourtant… Depuis qu’elle est là, une chose m’échappe. Alba. Elle avance comme une énigme. Ses silences sont acérés. Ses regards, brûlants de refus. Je devrais la briser comme les autres. L’éroder lentement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poupée soumise, lisse et silencieuse. Mais je ne peux pas. Ou plutôt… je ne veux pas. Je l’observe depuis le premier soir. Depuis que Rael a prononcé son prénom avec cette hésitation, cette ombre que je connais trop bien. Il avait déjà senti ce qu’elle serait. Un trouble. Une faille. Et il avait raison. Alba me trouble. Et je déteste ça. Je la regarde traverser la salle de réception, ce soir-là. Droite, crispée, belle malgré elle. Elle pense qu’elle est invisible, qu’elle peut m’échapper si elle baisse les yeux. Mais c’est là qu’elle se trompe. C’est quand elle croit disparaître qu’elle m’appartient le plus. Elle porte cette robe noire comme une armure. Mais j’ai toujours su que les armures finissent par se fendre. Il suffit de savoir où appuyer. Quand. Avec quelle pression. Et moi, je suis un maître dans l’art de faire céder les volontés. Elle tente de m’ignorer. Mais elle sent mon regard. Je le sais. Elle frissonne légèrement. Son souffle s’accélère d’une demi-seconde. Ses doigts se crispent sur le plateau. Une proie ne fuit jamais aussi vite que lorsqu’elle sait qu’elle est déjà perdue. Je souris. Elle croise mon regard. Juste une seconde. Mais cette seconde me suffit. Elle est à moi. Pas encore dans la chair. Mais dans l’esprit. Et c’est toujours là que tout commence. Rael me fait son rapport, plus tard. Il m’apprend ce que je sais déjà : Liora a parlé. Je ne le punis pas. Il est loyal. Mais sa loyauté ne l’empêche pas d’espérer. D’espérer qu’une d’entre elles échappe à mon emprise. Il me pense monstre. Mais même les monstres ont une logique. La mienne est simple : Je prends ce que je veux. Et je garde ce qui résiste. C’est ce qu’elle est, Alba. Une résistance. Une pierre rugueuse au milieu de mon empire lisse. Et j’ai toujours aimé les aspérités. Je l’appelle dans mon bureau. Elle croit encore avoir le choix. Elle entre. Rael la regarde, un peu trop longtemps. Je note le détail. Je n’oublie jamais les détails. C’est la faiblesse des hommes : ils pensent que le pouvoir repose dans les grandes décisions. Mais tout se joue dans les millimètres. Elle est tendue. Mais elle ne ploie pas. — Sers-moi un verre, dis-je sans la regarder. Elle obéit. Mais ses mains tremblent. Sa fragilité la trahit. Et pourtant, dans cette faille, il y a une force… Une force qui me défie. Je lui parle de Liora. Je la pousse. J’attends la peur. Ou la colère. Mais c’est le mensonge qui vient. — Je ne ressens rien, me dit-elle. Mensonge. Et quel beau mensonge. J’en goûte chaque syllabe. Je m’approche d’elle. Lentement. Je pourrais la toucher. Je pourrais l’écraser sous ma présence. Mais je me retiens. Parce que je veux qu’elle choisisse. Qu’elle cède. Pas par peur. Mais par vertige. — Tu brûles, Alba. Tu crois pouvoir dissimuler ce feu. Mais il est là. Il me réchauffe même quand tu détournes les yeux. Je lui dis qu’elle est à moi. Elle me répond qu’elle n’appartient à personne. Un autre mensonge. Mais celui-ci, je le respecte. Alors je l’éprouve. Je lui donne un rendez-vous. Dans la serre. Un piège ? Non. Une épreuve. Un test. Un premier pas vers l’abîme. Minuit approche. Je suis seul dans mon bureau. Je ne dors jamais ces nuits-là. Je les ressens trop fort. Elles m’appellent. Le manoir vibre. Il sait. Il attend. Je me lève. Je descends dans la pénombre. Mes pas sont silencieux. Les murs me reconnaissent. Je suis chez moi, partout ici. Je ne me dirige pas encore vers la serre. Je la laisse venir. Elle viendra. J’en suis certain. Et si elle vient… alors elle aura choisi. Non pas moi. Mais ce monde. Cette tension. Cette chaleur noire. Cette part d’elle-même qu’elle cherche à fuir, mais qui palpite déjà dans son ventre. Alba croit résister. Mais la vraie soumission, c’est celle qui naît du désir. Je rejoins la serre. Elle est déjà là. Elle parle avec Rael. Je me tiens dans l’ombre. Je les écoute. — Ce n’est pas Luca qui m’enchaîne, dit-elle. C’est ce lieu. Ce mystère. Cette… chaleur noire en moi. Je ferme les yeux. Voilà. Elle a compris. Ce n’est pas moi qui la retiens. C’est elle. Elle qui vient vers l’ombre, parce qu’elle s’y reconnaît. Parce qu’elle a toujours appartenu à cette noirceur-là. Elle franchit la porte de verre. Son dos est droit. Mais ses pas hésitent. Comme une biche qui s’avance vers le feu. Je m’avance à mon tour. Elle ne me voit pas encore. Mais elle le sait. Je suis là. Je l’attends. Et cette fois… c’est elle qui brûlera.Chapitre 5 — L’empire du silencePoint de vue de LucaL’aube n’est jamais douce ici.Elle découpe le ciel en tranches pâles, sans chaleur, sans poésie. Les rayons effleurent les vitres du manoir, mais ils n’entrent jamais vraiment. Comme s’ils savaient qu’ils n’ont pas leur place. Comme s’ils redoutaient ce qu’ils trouveraient à l’intérieur.Je ne dors pas.Je ne dors jamais longtemps.Le sommeil est un luxe que je ne m’accorde qu’à moitié. Dans ma position, fermer les yeux, c’est consentir à la mort. Et je ne consens à rien. Je prends. Je décide. Je contrôle.Toujours.Ils m’attendent.Dans la salle du bas, à l’aile ouest du manoir la plus froide, la plus excentrée. Là où les murs sont plus épais et les cris, mieux étouffés.Ils sont huit ce matin. Mes lieutenants. Mes chiens. Mes instruments. Ceux qui appliquent mes décisions, qui tranchent, qui achètent, qui menacent. Ils n’ont pas besoin d’ordres détaillés. Ils savent lire entre mes silences.L’un d’eux parle. Je l’écoute à peine
Chapitre 4 — L’homme de ferPensées de LucaJe contrôle tout.Les battements du manoir. Les respirations contenues. Les peurs enfouies. Rien ne m’échappe.Ce lieu me parle. Il n’est pas qu’un assemblage de pierres et de bois. Il est une entité, une extension de ma volonté. Et il obéit. Mieux que les hommes. Mieux que mes serviteurs. Mieux que moi-même, parfois.Chaque chose ici existe parce que je le décide. Chaque être y vit parce que je le tolère. Je suis le pilier, le cœur noir autour duquel tout gravite.Je suis l’ordre dans le chaos.Et pourtant…Depuis qu’elle est là, une chose m’échappe.Alba.Elle avance comme une énigme. Ses silences sont acérés. Ses regards, brûlants de refus. Je devrais la briser comme les autres. L’éroder lentement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poupée soumise, lisse et silencieuse.Mais je ne peux pas.Ou plutôt… je ne veux pas.Je l’observe depuis le premier soir. Depuis que Rael a prononcé son prénom avec cette hésitation, cette ombre que je co
CHAPITRE 3 — Le bal des ombresPensées d’AlbaDepuis la nuit du murmure, quelque chose en moi s’est fissuré. Une lézarde dans mes certitudes, un frémissement obscur que je ne parviens pas à nommer. Le manoir n’est plus simplement un lieu : il respire, il écoute, il s’insinue. Ses murs chuchotent aux heures les plus sombres, comme s’ils possédaient une mémoire propre. Je sens leur regard. Je sens son regard.Luca.Il ne me touche pas. Pas encore. Mais il m’enlace du regard, me façonne du silence. Chaque fois que je le croise, j’ai l’étrange impression qu’il me dépouille lentement, patiemment, sans même poser un doigt sur moi. Comme s’il me possédait déjà, avec cette tranquille certitude qui précède les conquêtes.Mais je ne suis pas seule ici.Elles sont cinq. Cinq jeunes femmes à la beauté fanée, à la démarche mesurée, mécanique, vidée d’intention. Je les ai croisées dans les couloirs de l’aile sud, leurs visages sont jolis mais sans éclat, comme des portraits effacés par le temps. El
AlbaJe me réveille en sursaut.Un bruit. Léger. Comme un froissement de tissu. Ou peut-être… un souffle. Il fait encore nuit, mais une lueur pâle filtre par la fenêtre, dessinant des ombres mouvantes sur les murs. Mon cœur cogne. Il cogne comme si quelque chose venait d’entrer.Je tends l’oreille. Rien. Juste le silence, épais comme une couverture humide.Ce manoir est vivant. Il respire. Il écoute. Il attend.Je me lève. Mes pieds nus glissent sur le parquet glacé. J’ouvre la porte en silence. Dans le couloir, une autre servante, Delia, passe furtivement, une lampe à la main.— Delia ?Elle sursaute, la lampe vacille.— Tu m’as fait peur, souffle-t-elle.— Tu as entendu quelque chose cette nuit ?Elle hésite. Puis hoche la tête.— Oui. Une voix. Une plainte… venue du mur derrière ma chambre.— Tu crois que c’était… une illusion ?Elle se penche, plus proche :— Ici, il y a des choses qu’on ne nomme pas. Les plus anciennes filles t’en parleront jamais, mais… tout le monde entend.Ell
Chapitre 1 – La porte interditeAlbaIl pleut ce soir-là. Une pluie fine, régulière, presque douce. Le genre de pluie qui masque les sons, absorbe les cris, lave les traces. Elle ne frappe pas violemment le sol. Elle glisse, serpente, s’infiltre. Comme moi. Je serre les pans de ma cape contre moi, même si elle est déjà trempée jusqu’aux os. Le vent me mord la peau, mais je reste debout, immobile, face à l’imposant manoir Ferrelli.Il se dresse devant moi comme une bête silencieuse. Immense, noir, figé dans une élégance glaciale. Les hautes tours se perdent dans le brouillard, les vitraux ne laissent filtrer aucune lumière. Il ne ressemble pas à une maison. Il ressemble à un avertissement. Et je suis sur le point de l’ignorer.J’ai dix-neuf ans. Rien dans les poches, sauf une lettre d'engagement froissée et l'adresse écrite à l’encre noire. Aucun proche. Aucun refuge. Juste une décision prise dans la fièvre du désespoir.Je frappe. Une fois. Deux fois.Le bois est dur, ancien, presque