Chapitre 5 — L’empire du silence
Point de vue de Luca L’aube n’est jamais douce ici. Elle découpe le ciel en tranches pâles, sans chaleur, sans poésie. Les rayons effleurent les vitres du manoir, mais ils n’entrent jamais vraiment. Comme s’ils savaient qu’ils n’ont pas leur place. Comme s’ils redoutaient ce qu’ils trouveraient à l’intérieur. Je ne dors pas. Je ne dors jamais longtemps. Le sommeil est un luxe que je ne m’accorde qu’à moitié. Dans ma position, fermer les yeux, c’est consentir à la mort. Et je ne consens à rien. Je prends. Je décide. Je contrôle. Toujours. Ils m’attendent. Dans la salle du bas, à l’aile ouest du manoir la plus froide, la plus excentrée. Là où les murs sont plus épais et les cris, mieux étouffés. Ils sont huit ce matin. Mes lieutenants. Mes chiens. Mes instruments. Ceux qui appliquent mes décisions, qui tranchent, qui achètent, qui menacent. Ils n’ont pas besoin d’ordres détaillés. Ils savent lire entre mes silences. L’un d’eux parle. Je l’écoute à peine. Il évoque une cargaison interceptée, des douaniers soudoyés qui se sont retournés, un homme abattu trop vite à la frontière. — Le Colombien veut des explications, souffle-t-il. Je le fixe. — Et moi, je veux des résultats. Tu penses qu’il y a une différence ? Il baisse les yeux. C’est bien. Il a compris. Je ne répète jamais. Une erreur dans mes opérations ne coûte pas simplement de l’argent. Elle coûte du sang. Du respect. De la peur. Et sans la peur, mon empire se fissure. Je dirige un cartel. Pas un gang. Pas un réseau improvisé de petites frappes. Un empire. Tout passe par moi. Drogue, armes, art volé, secrets, corps. Mon réseau est vaste. Souterrain. Propre, malgré la saleté de ce que je manipule. Et c’est ce que je préfère : l’illusion de la netteté. Le costume impeccable, la signature au bas d’un contrat, pendant que les corps disparaissent dans les marais. Je suis à la fois le ver et le jardin. Le poison et la coupe. Une réunion plus discrète se tient dans l’après-midi. Avec deux financiers d’Europe de l’Est. Ils veulent investir. Blanchir. Acheter ma protection. Je les reçois dans la bibliothèque, pour leur rappeler que je suis un homme de culture. Que ma cruauté est raffinée. Que je peux les faire disparaître, oui mais dans le silence le plus exquis. L’un d’eux me tutoie. Je le regarde. Longtemps. Le second comprend. Il lui jette un regard de panique. — Excusez-le. Il a bu. Je ne réponds pas. Mais je note. Dans ma tête. Ce qu’il m’en coûterait de les écraser. Ce qu’il m’en rapporterait de les tolérer. J’ai toujours été bon pour les chiffres. Pour les équations. Un homme égal une menace ? Une alliance ? Un outil ? Celui-là est une faute de goût. Mais l’argent qu’il apporte mérite d’être digéré. Je décide de ne pas frapper. Pas maintenant. La peur, comme le vin, se bonifie avec le temps. En fin de journée, Rael me fait son rapport. Discret, précis. — Deux transferts ont été effectués. Trois hommes éliminés en silence. Le laboratoire dans le nord est sécurisé. Il me tend un dossier. Je l’ouvre. À peine. — Et elle ? dis-je. Il se fige. Une seconde. Il sait de qui je parle. Bien sûr. — Alba est restée dans ses quartiers. Elle n’a parlé à personne. Elle a regardé longtemps la serre, ce matin. Je hoche la tête. — Elle y est entrée cette nuit. — Oui. — Mais elle ne m’a pas rejointe. Il ne répond pas. Je le congédie d’un geste. Je me lève. J’erre dans le couloir du deuxième étage, là où le manoir est le plus ancien. Le parquet y grince, les tableaux y sont voilés de poussière. C’est ici que j’ai grandi. Ici que j’ai appris à frapper avant de parler. Ici que j’ai enterré mon nom, mon innocence, mes illusions. Je m’arrête devant une porte. Sa porte. Je n’entre pas. Je n’ai jamais eu à forcer une porte. Jamais eu à attendre. Et pourtant, avec elle, je suis là. Immobile. Devant un bois muet. Je pourrais entrer. Je pourrais lui ordonner de s’ouvrir. Mais je veux qu’elle le fasse seule. Car si elle le fait… ce sera pire qu’une soumission. Ce sera une offrande. Et je suis avide des offrandes. La nuit est tombée depuis longtemps lorsque je retourne dans mon bureau. Je passe par les caves. Une mauvaise habitude. Ou un rituel. J’aime sentir l’odeur de la pierre mouillée, de la peur séchée. Les cellules sont vides ce soir, mais les chaînes ont la mémoire. Je m’arrête devant l’un des murs, là où est gravé un nom que j’ai oublié. Un homme trop bavard. Trop sûr de lui. Je pose ma paume contre la pierre. Elle est froide. Comme moi, autrefois. Mais depuis qu’elle est là, je brûle un peu plus chaque nuit. Je ne perds pas le contrôle. Jamais. Et pourtant, avec Alba, il y a ce battement irrégulier. Ce doute qui s’insinue. Elle ne me craint pas assez. Ou peut-être me craint-elle trop différemment. Pas comme les autres. Pas pour les bonnes raisons. Elle ne tremble pas devant moi. Elle tremble de se découvrir capable de me désirer. Et ça… c’est dangereux. Parce que moi aussi, je sens ce poison. Ce feu froid. Cette faim. Je devrais la faire taire. Je devrais l’éloigner. Mais je veux entendre sa voix encore. Je veux qu’elle dise non. Encore. Jusqu’à ce que le oui perce sous ses dénégations. C’est ainsi que je gagne. Toujours. Demain, je pars pour la frontière. Une rencontre importante. Une décision à trancher. Trois hommes doivent mourir. Deux doivent disparaître. Et une cargaison de vingt kilos doit changer de mains. Mais ce soir, je suis là. Face à ce manoir qui m’a forgé. Et dans mon esprit, ce n’est pas un plan qui me hante. Ce sont ses yeux. Ses lèvres. Sa voix qui disait : « Je n’appartiens à personne. » Mensonge. Elle appartient déjà à l’ombre. Et l’ombre, c’est moi.Chapitre 5 — L’empire du silencePoint de vue de LucaL’aube n’est jamais douce ici.Elle découpe le ciel en tranches pâles, sans chaleur, sans poésie. Les rayons effleurent les vitres du manoir, mais ils n’entrent jamais vraiment. Comme s’ils savaient qu’ils n’ont pas leur place. Comme s’ils redoutaient ce qu’ils trouveraient à l’intérieur.Je ne dors pas.Je ne dors jamais longtemps.Le sommeil est un luxe que je ne m’accorde qu’à moitié. Dans ma position, fermer les yeux, c’est consentir à la mort. Et je ne consens à rien. Je prends. Je décide. Je contrôle.Toujours.Ils m’attendent.Dans la salle du bas, à l’aile ouest du manoir la plus froide, la plus excentrée. Là où les murs sont plus épais et les cris, mieux étouffés.Ils sont huit ce matin. Mes lieutenants. Mes chiens. Mes instruments. Ceux qui appliquent mes décisions, qui tranchent, qui achètent, qui menacent. Ils n’ont pas besoin d’ordres détaillés. Ils savent lire entre mes silences.L’un d’eux parle. Je l’écoute à peine
Chapitre 4 — L’homme de ferPensées de LucaJe contrôle tout.Les battements du manoir. Les respirations contenues. Les peurs enfouies. Rien ne m’échappe.Ce lieu me parle. Il n’est pas qu’un assemblage de pierres et de bois. Il est une entité, une extension de ma volonté. Et il obéit. Mieux que les hommes. Mieux que mes serviteurs. Mieux que moi-même, parfois.Chaque chose ici existe parce que je le décide. Chaque être y vit parce que je le tolère. Je suis le pilier, le cœur noir autour duquel tout gravite.Je suis l’ordre dans le chaos.Et pourtant…Depuis qu’elle est là, une chose m’échappe.Alba.Elle avance comme une énigme. Ses silences sont acérés. Ses regards, brûlants de refus. Je devrais la briser comme les autres. L’éroder lentement, jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une poupée soumise, lisse et silencieuse.Mais je ne peux pas.Ou plutôt… je ne veux pas.Je l’observe depuis le premier soir. Depuis que Rael a prononcé son prénom avec cette hésitation, cette ombre que je co
CHAPITRE 3 — Le bal des ombresPensées d’AlbaDepuis la nuit du murmure, quelque chose en moi s’est fissuré. Une lézarde dans mes certitudes, un frémissement obscur que je ne parviens pas à nommer. Le manoir n’est plus simplement un lieu : il respire, il écoute, il s’insinue. Ses murs chuchotent aux heures les plus sombres, comme s’ils possédaient une mémoire propre. Je sens leur regard. Je sens son regard.Luca.Il ne me touche pas. Pas encore. Mais il m’enlace du regard, me façonne du silence. Chaque fois que je le croise, j’ai l’étrange impression qu’il me dépouille lentement, patiemment, sans même poser un doigt sur moi. Comme s’il me possédait déjà, avec cette tranquille certitude qui précède les conquêtes.Mais je ne suis pas seule ici.Elles sont cinq. Cinq jeunes femmes à la beauté fanée, à la démarche mesurée, mécanique, vidée d’intention. Je les ai croisées dans les couloirs de l’aile sud, leurs visages sont jolis mais sans éclat, comme des portraits effacés par le temps. El
AlbaJe me réveille en sursaut.Un bruit. Léger. Comme un froissement de tissu. Ou peut-être… un souffle. Il fait encore nuit, mais une lueur pâle filtre par la fenêtre, dessinant des ombres mouvantes sur les murs. Mon cœur cogne. Il cogne comme si quelque chose venait d’entrer.Je tends l’oreille. Rien. Juste le silence, épais comme une couverture humide.Ce manoir est vivant. Il respire. Il écoute. Il attend.Je me lève. Mes pieds nus glissent sur le parquet glacé. J’ouvre la porte en silence. Dans le couloir, une autre servante, Delia, passe furtivement, une lampe à la main.— Delia ?Elle sursaute, la lampe vacille.— Tu m’as fait peur, souffle-t-elle.— Tu as entendu quelque chose cette nuit ?Elle hésite. Puis hoche la tête.— Oui. Une voix. Une plainte… venue du mur derrière ma chambre.— Tu crois que c’était… une illusion ?Elle se penche, plus proche :— Ici, il y a des choses qu’on ne nomme pas. Les plus anciennes filles t’en parleront jamais, mais… tout le monde entend.Ell
Chapitre 1 – La porte interditeAlbaIl pleut ce soir-là. Une pluie fine, régulière, presque douce. Le genre de pluie qui masque les sons, absorbe les cris, lave les traces. Elle ne frappe pas violemment le sol. Elle glisse, serpente, s’infiltre. Comme moi. Je serre les pans de ma cape contre moi, même si elle est déjà trempée jusqu’aux os. Le vent me mord la peau, mais je reste debout, immobile, face à l’imposant manoir Ferrelli.Il se dresse devant moi comme une bête silencieuse. Immense, noir, figé dans une élégance glaciale. Les hautes tours se perdent dans le brouillard, les vitraux ne laissent filtrer aucune lumière. Il ne ressemble pas à une maison. Il ressemble à un avertissement. Et je suis sur le point de l’ignorer.J’ai dix-neuf ans. Rien dans les poches, sauf une lettre d'engagement froissée et l'adresse écrite à l’encre noire. Aucun proche. Aucun refuge. Juste une décision prise dans la fièvre du désespoir.Je frappe. Une fois. Deux fois.Le bois est dur, ancien, presque