Caleb
Jade dort.
Sa tête repose sur mon torse, sa respiration est calme, régulière. Je sens ses cheveux contre ma peau, doux, légers, presque irréels. Il y a quelques heures, elle gémissait mon nom, tendue, offerte, brûlante contre moi. Et maintenant, elle dort. En confiance.
Et c’est là que la peur remonte.
Pas une peur de l’autre. Une peur de moi. De ce que je suis, de ce que je transporte. De ce que je n’arrive pas à taire, même ici, dans cette lumière douce du matin, dans cette pièce qui sent encore le sexe et la sueur, dans ce lit où, pour une fois, j’avais presque cru pouvoir m’abandonner.
Mais on n’échappe pas à soi-même.
Je fixe le plafond, les lignes nettes que la lumière trace comme des coupures sur le blanc. Et je pense à lui. À Elian.
Toujours lui.
Mon jumeau. Mon reflet. Mon poison.
Je pourrais fermer les yeux, me fondre dans cette illusion. Jouer le rôle du type bien. Celui qui tombe amoureux. Celui qui croit encore aux secondes chances. Mais ce serait lui mentir. Ce serait me mentir. Et elle mérite la vérité. Ou au moins, un fragment.
Alors je parle.
Doucement.
Presque comme une prière.
Je sais qu’elle m’entend, même si ses yeux restent clos. C’est ce que j’aime chez elle. Cette façon de rester là, de ne pas fuir, même dans le silence.
— Tu veux savoir qui je suis, Jade ? Je vais te dire la seule chose qui compte.
Je sens son souffle s’arrêter un instant. Infime réaction. Mais réelle. Elle est là.
— Je suis le jumeau d’un homme dangereux. Et pendant longtemps, j’ai été son ombre. Son alibi. Son excuse.
Je ferme les yeux.
Je n’ai jamais dit ça à personne. Pas comme ça. Pas avec ces mots-là. Parce qu’en le disant, je fais plus que trahir un secret. Je ravive une blessure. Et je le laisse entrer, encore une fois.
— Elian et moi, on est nés à Marseille. Un quartier paumé, pas vraiment un endroit pour grandir. Mais on n’avait pas le choix. Pas de mère stable. Le genre de femme qui disparaît trois jours d’affilée. Qui revenait avec des cernes et des bleus qu’elle ne commentait jamais. Pas de père. On s’est élevés tous seuls. On s’est construits à deux. On était fusionnels , trop.
Jade ne bouge pas. Mais je la sens plus alerte. Plus tendue contre moi.
— On a tout fait ensemble. Apprendre à se battre. À mentir. À survivre. On se battait pour de la bouffe, pour des chaussures, pour ne pas se faire écraser. Et au début, c’était beau, presque. Une fraternité brute. Inviolable. Une promesse faite avec le sang et la peur. Mais ça n’a pas duré.
Je respire lentement. Je suis en train d’ouvrir une porte que je n’ai jamais osé franchir entièrement.
— Il y a eu cette fracture. Invisible au début. Mais violente. Lui, il a plongé. Pas dans la drogue, non. Elian, c’était pas un consommateur. C’était un stratège. Il est devenu… dangereux. Intelligent. Manipulateur. Fascinant.
Je me redresse légèrement, le drap glisse sur mon torse, mais Jade reste blottie contre moi. C’est étrange. Je me sens à la fois mis à nu… et soutenu.
— Moi, j’ai essayé de rester de l’autre côté. J’ai tenté. J’ai monté mon cabinet. J’ai voulu croire que je pouvais vivre une vie normale, avec des contrats propres, une image nette. Communication, stratégie, entreprises. L’illusion parfaite. Mais Elian n’était jamais loin.
Je la regarde. Elle ouvre enfin les yeux. Elle ne dit rien. Pas encore. Mais son regard est ancré dans le mien. Et il ne juge pas. Il écoute.
Alors je continue.
Ma voix est plus grave, plus basse. Il n’y a plus de masque. Juste moi. Et ce que je n’ai jamais su dire.
— Il revient toujours. Dans mes silences. Dans mes décisions. Dans les choix que je fais et ceux que je fuis. On dit qu’un jumeau, c’est comme une moitié. Mais parfois, c’est un poison. Un double inversé. Il est plus charismatique que moi. Plus rapide. Plus instinctif. Mais il est aussi plus cruel. Et je l’ai couvert. Trop de fois. J’ai triché pour lui. Mentis pour lui. Justifié l’injustifiable.
Elle frissonne contre moi. Pourtant, elle ne s’éloigne pas.
Alors je vais plus loin.
— Pourquoi tu crois que je suis toujours sur la défensive, Jade ? Pourquoi je couche sans m’attacher ? Pourquoi je garde tout le monde à distance ? Parce que j’ai appris que l’amour, chez nous, c’est une faille. Un levier. Un piège. Elian, il l’a compris bien avant moi. Il sait comment utiliser ça. Comment faire tomber quelqu’un. Et je l’ai vu briser des gens. Des femmes. Des amis. Moi, parfois.
Un silence. Je m’humecte les lèvres. Elle ne cligne même pas des yeux.
— Il a tué quelqu’un, Jade. C’était il y a six ans. Un homme qui menaçait de révéler quelque chose. Et j’étais là. Pas pour l’aider. Mais pour… couvrir. Nettoyer. Rendre ça propre. Officiellement, c’était un accident. Officieusement, c’était un meurtre. Et moi, j’ai été complice. Par loyauté. Par peur. Par faiblesse.
Je baisse les yeux. Je n’ai plus la force de fuir son regard.
— Tu peux me dire que je ne suis pas comme lui. Que je vaux mieux. Mais la vérité, c’est que j’ai été façonné par lui. Modelé. Je suis devenu ce que je suis à force de marcher derrière ses pas, de tenter d’éviter ses erreurs tout en les justifiant. Et parfois, j’ai peur que ce qu’il a en lui… coule aussi dans mes veines.
Jade lève une main. Elle la pose doucement sur ma joue. Et ce simple geste, putain… il me tue.
Parce qu’il est doux. Parce qu’il est humain. Parce qu’il ne juge pas.
Et moi, je ne suis pas prêt pour ça.
Je chuchote :
— Dis quelque chose…
Elle murmure, enfin :
— Tu n’es pas lui.
Trois mots.
Trois mots qui claquent comme un coup de tonnerre à l’intérieur de moi.
Mais je hoche la tête. Lentement.
— Non… mais je l’ai couvert. Et il ne m’a jamais rendu la pareille.
Je serre les dents.
— Et je sais qu’il est quelque part. Qu’il m’observe. Qu’il t’a vue. Il m’a toujours dit que je finirais par tomber amoureux. Et qu’il s’en servirait.
Jade pâlit. Mais elle ne part pas.
Elle reste. Encore.
Et moi, je comprends que je viens de commencer à la mettre en danger.
JadeQuand je sors de la voiture, j’ai encore sa main imprimée dans la mienne. Et ce sourire qu’il m’a laissé comme une empreinte brûlante entre les omoplates.Mais à peine mes talons touchent le trottoir que la réalité me saute à la gorge.Le monde ne s’est pas arrêté pendant que je dormais dans ses bras.Au contraire, il m’attendait, affûté.Les regards fusent de partout. À travers les vitres de la façade en verre, au coin de l’œil des collègues en pause clope, dans les rétroviseurs des scooters garés. Une silhouette féminine sortant d’une Maybach noire, tôt le matin, avec les cheveux encore légèrement humides et un éclat particulier dans le regard ? L’information est captée, digérée, relayée en une demi-seconde. Il n’y a pas besoin de mots. Juste de silence lourd et de sourires pincés.Et moi, au cœur de ce bal d’hypocrisie feutrée, je me sens… visible. Mise en lumière par une torche que je n’ai pas allumée.J’essaie de marcher droit. De garder la tête haute. Mais le poids de ce qu
Jade Le jour perce à peine à travers les rideaux tirés. Une lumière pâle, dorée, qui caresse les draps froissés, la peau nue, les silences en suspens.Je me réveille contre lui.Ma joue posée sur son torse, son souffle régulier sous mon oreille. Il ne dort plus, je le sais. Il respire trop doucement, trop consciemment. Mais il ne dit rien. Et moi non plus.Je laisse mes doigts glisser paresseusement contre sa peau. Juste là, sur la ligne de ses côtes. Là où les hommes se relâchent quand ils se sentent enfin en sécurité. Là où les murs tombent sans bruit.Sous mes doigts, je sens son corps qui s’adoucit.— Tu bouges, murmure-t-il d’une voix encore râpeuse de sommeil.Je souris contre lui.— Et toi, tu fais semblant de dormir.Un grognement étouffé. Sa main remonte dans mon dos, paume grande, lente, possessive. Pas dans le sens d’un homme jaloux. Dans celui de quelqu’un qui a trop souvent perdu pour risquer de ne pas tenir.— J’essaie de prolonger l’instant, souffle-t-il.Je relève la
Jade Je ne dis plus rien.Il y a un moment où le silence devient un langage. Un souffle plus fort que les mots. Et ce qu’il m’a confié, ce qu’il m’a jeté au visage comme on jette un cri… ce n’est pas une confidence. C’est une déchirure.Et cette déchirure, je la sens encore vibrer contre ma peau nue.Je ne bouge pas tout de suite.Je reste là, immobile, mes yeux ouverts dans l’obscurité, collée à lui. Le battement de son cœur cogne contre ma tempe, irrégulier, fébrile. Il est tendu sous moi, presque douloureux à force de retenue.Il respire à peine.Il attend , comme on attend une sentence.Et moi, je prends une décision.Je me redresse lentement, sans le quitter des yeux. La lumière tamisée dessine l’ombre de sa mâchoire tendue, la ligne nerveuse de ses bras posés contre le matelas. Il me regarde avec une sorte d’alerte dans les yeux. Une alerte animale. Il est prêt à être quitté. Il est prêt à voir s’effondrer ce moment qu’il n’aurait jamais dû vivre.Mais je reste.Et je fais plu
Jade Je n’arrive pas à bouger.Et c’est peut-être ça, le plus terrifiant.Je suis là, allongée contre lui, la joue collée à sa peau chaude, le cœur en vrac, les pensées en éclats. Ses mots se répètent dans ma tête, comme une boucle impossible à casser. Des mots lourds. Bruts. Tremblants. Il m’a confié son frère comme on confie une bombe.Et pourtant, je ne fuis pas.Je ne fuis pas.Je sens la tension dans ses muscles sous ma joue, sa respiration qui hésite, suspendue. Il est figé, comme s’il attendait le verdict. Comme s’il se préparait à être abandonné.Et Dieu sait que je devrais partir.J’ai déjà fui pour moins que ça. Pour des silences trop longs. Pour des absences trop fréquentes. Pour des regards qui devenaient vides. J’ai quitté des hommes pour leur lâcheté. Leur égoïsme. Leur fadeur.Mais lui…Lui, il vient de me livrer le chaos. Entier , nu , incandescent. Et ce n’est pas la peur qui monte en moi. C’est autre chose.Quelque chose de plus étrange. De plus intime. Une forme d
Caleb Jade dort.Sa tête repose sur mon torse, sa respiration est calme, régulière. Je sens ses cheveux contre ma peau, doux, légers, presque irréels. Il y a quelques heures, elle gémissait mon nom, tendue, offerte, brûlante contre moi. Et maintenant, elle dort. En confiance.Et c’est là que la peur remonte.Pas une peur de l’autre. Une peur de moi. De ce que je suis, de ce que je transporte. De ce que je n’arrive pas à taire, même ici, dans cette lumière douce du matin, dans cette pièce qui sent encore le sexe et la sueur, dans ce lit où, pour une fois, j’avais presque cru pouvoir m’abandonner.Mais on n’échappe pas à soi-même.Je fixe le plafond, les lignes nettes que la lumière trace comme des coupures sur le blanc. Et je pense à lui. À Elian.Toujours lui.Mon jumeau. Mon reflet. Mon poison.Je pourrais fermer les yeux, me fondre dans cette illusion. Jouer le rôle du type bien. Celui qui tombe amoureux. Celui qui croit encore aux secondes chances. Mais ce serait lui mentir. Ce s
Jade La lumière du matin s’infiltre à travers les rideaux, dorée, timide, comme si elle avait peur de troubler la paix fragile de cette chambre.Je suis réveillée, mais je reste immobile, allongée sur le flanc, les paupières closes. Mes sens, eux, sont déjà en éveil.Je sens son souffle derrière moi. Lent. Régulier. Rassurant.Sa main repose sur ma taille, paume ouverte, ancrée. Pas possessive. Juste présente. Comme s’il voulait me dire : je suis là.Je respire profondément, lentement. La chaleur de son torse dans mon dos, la texture des draps contre ma peau nue, l’odeur boisée et masculine qui s’échappe de lui… Tout m’enveloppe dans une bulle irréelle, un cocon suspendu hors du monde.Puis je bouge légèrement, et je le sens qui se réveille un peu plus, son souffle qui change.Je me retourne lentement, et nos regards se croisent. Ses yeux sont déjà ouverts. Profonds. Silencieux.— Tu ne dors pas ? soufflé-je, surprise.Il secoue à peine la tête, un sourire au coin des lèvres.— Je d