AMÉLIA
Je reste figée, incapable de respirer, incapable de comprendre si ce que je viens d’entendre est un rêve ou une folie, mes yeux rivés sur cet éclat insolent qui me brûle les rétines, mais plus encore sur ce visage penché vers moi, ce regard noir qui m’enserre comme une étreinte invisible
— Tu es fou, Victor… murmuré-je d’une voix étranglée
Un rire silencieux tord ses lèvres, ce sourire fier qui me met hors de moi et me fait fondre dans le même instant, et soudain ses mains se posent sur mes joues, chaudes, fermes, impérieuses, il m’attire à lui sans me laisser le temps de fuir et sa bouche s’abat sur la mienne avec une brutalité qui m’arrache un gémissement étouffé, je veux le repousser mais mes doigts se referment sur son col, je veux le gifler mais mes lèvres s’ouvrent sous les siennes comme une plaie béante
Son baiser est un incendie, une déflagration plus violente encore que sa demande, il me dévore, m’écrase, m’aspire, et je me sens basculer, me perdre, tomber dans ce gouffre où colère et désir s’entremêlent, où ma raison s’efface sous la fièvre de son corps contre le mien
Je me lève, je crois que je cherche à lui échapper, mais déjà il m’enlace, déjà il m’emporte contre le mur, ses mains glissent sur ma taille, se perdent dans le tissu de ma robe, et je sens sa chaleur, sa force, cette faim brutale qui correspond à la mienne, qui me met au supplice et me délivre dans le même souffle
— Je te hais, Victor, gémissé-je contre sa bouche
— Mens encore, Amélia, gronde-t-il en m’arrachant un nouveau baiser qui me coupe le souffle
Ses lèvres descendent dans mon cou, ses dents frôlent ma peau et je me cambre malgré moi, mes doigts s’agrippent à ses épaules, mes jambes se dérobent, et quand il me soulève dans ses bras je n’ai plus la force de lutter, je cède, je m’abandonne, je deviens sa proie volontaire, brûlée de désir et de rage
Il me dépose sur le lit avec une violence tendre, comme s’il voulait me punir et m’honorer en même temps, son corps s’écrase contre le mien, ses mains arrachent mes vêtements, mes soupirs emplissent la chambre, et bientôt nous ne sommes plus que deux êtres déchirés qui s’affrontent et s’unissent, deux fauves enragés qui se consument dans une passion trop grande, trop forte pour être contenue
La nuit s’étire, haletante, moite, ponctuée de nos cris, de nos gémissements, de nos insultes murmurées et aussitôt effacées par des baisers encore plus sauvages, et je comprends dans ce chaos charnel que je ne pourrai jamais vraiment fuir Victor, que sa présence est ma condamnation et mon salut à la fois
Une semaine plus tard
Le jour s’est levé sur un tumulte que je n’arrive pas à apaiser, mon cœur cogne avec la même force qu’au soir de cette dispute, mais aujourd’hui ce n’est plus la colère qui l’alimente, c’est l’attente, la peur, l’éclat d’un instant irréversible
La robe glisse sur ma peau comme une caresse glaciale, blanche, somptueuse, irréelle, et quand je me regarde dans le miroir, je peine à croire que je suis la même femme que celle qui, quelques nuits plus tôt, criait sa haine au visage de Victor avant de se perdre entre ses bras
Tout autour de moi s’agite, murmures de femmes, parfums lourds, éclats de bijoux, mais je n’entends qu’un seul battement, celui de mon propre cœur qui ne cesse de répéter son nom, Victor, Victor, Victor
Et quand les portes s’ouvrent, quand la lumière inonde la nef, quand mes pas résonnent sur les dalles froides, je l’aperçois, debout, droit, souverain dans son costume sombre, et ses yeux noirs se posent sur moi avec cette intensité qui m’enchaîne, et je comprends que malgré les mensonges, malgré la douleur, malgré tout ce qui devrait nous séparer, il est mon destin
Mes lèvres tremblent, mes mains se crispent sur mon bouquet, mais je marche vers lui, prisonnière volontaire de ce lien invisible, et à chaque pas je sens que l’histoire qui commence aujourd’hui ne sera jamais paisible, qu’elle sera faite de feu, de tempêtes, de déflagrations, et pourtant je n’ai jamais désiré rien d’autre
Car Victor est ma folie, et je suis la sienne.
Amélia Je cherche une issue, chaque fenêtre est bloquée, certaines fermées par des volets extérieurs, d’autres embuées, les poignées collées par la rouille, et dans la cuisine une lumière mourante révèle un vieux téléphone à cadran qui n’a pas sonné depuis des années, je pense à un voisin, à une chance de fuir à la nuit, mais la ville n’est pas là, nous sommes entourés d’un désert de promesses brisées et d’ombres indifférentes, tout ce qui reste c’est la maison et nous— Tu vas apprendre à vivre ici, dit-il et il n’y a ni douceur ni menace, seulement la mécanique froide d’un homme qui légifère sur nos vies, « tu vas rester jusqu’à ce que je sache quoi faire »Je sens la rage qui monte, une marée qui menace d’engloutir toute stratégie, alors je la transforme en projet, en arme, je lui souris d’un sourire étroit et plein de défi :— Très bien, fais comme si j’acceptais, mais sache une chose, Victor, je suis capable de rendre n’importe quel lieu infernal, je peux défaire ta fierté à cou
AMÉLIAIl y a dans sa manière de me prendre une précision qui ressemble à de la haine, et dans ma manière de hurler une certitude qui ressemble à du métal, nous sommes deux machines qui se cognent et qui s’échangent des éclats, je sens ses doigts comme des serres sous mon bras, je sens ses muscles se tendre sous sa veste, et malgré la boue qui colle à mes escarpins et la fureur qui me dévore de l’intérieur je refuse de m’éteindre, je refuse de me fondre dans la capitulation qu’il attend, je le regarde, je cherche dans ses yeux le moindre tremblement qui trahirait un regret, et il n’y a que la dureté, la froideur d’un homme qui n’accepte pas d’être rabaissé, qui refuse de perdre même la façade d’une autorité que la ruine a fissurée mais pas encore brisée— Tu vas te calmer, me dit-il d’une voix basse et dure comme du sable, sans lever la main, mais la menace est là, lourde, tangible, « tu vas comprendre ce que je veux dire par rester »Je crache un mot que je voudrais garder pour moi m
AMÉLIATrois jours seulement. Trois jours suspendus dans un luxe éphémère, trois jours à brûler dans ses bras entre draps de soie et coupes de champagne, trois jours où je me suis laissée dévorer par ce mari que je hais et que je désire dans la même pulsation, persuadée que c’était le prélude à une vie de faste, d’opulence, de domination partagée.Et puis le rêve se déchire.La limousine glisse à travers Manhattan et déjà je trouve le trajet trop long, trop sinueux. Les avenues larges et éclatantes laissent place à des rues plus étroites, des façades fatiguées, des échoppes ternes où la poussière remplace le cristal. Je me penche vers la vitre teintée, incrédule.— Victor… où allons-nous ?Il reste muet. Son profil est taillé dans le marbre, ses yeux fixés droit devant, impassibles.La voiture ralentit.Je tourne la tête et mon cœur s’arrête.Une villa décrépite se dresse devant nous, lézardée par le temps, rongée par l’humidité, un jardin en friche où les herbes folles s’entrelacent
AMÉLIALa lumière du matin filtre à travers les rideaux lourds de velours, douce et pâle, caressant ma peau encore marquée par la nuit. Je m’éveille dans un souffle, mes membres engourdis, mon corps lourd et comblé, et la première chose que je sens, c’est son bras passé autour de ma taille, sa chaleur qui m’enserre, son souffle régulier dans mes cheveux.Victor dort encore, je n’ose pas bouger, prisonnière volontaire de cette étreinte. Ma gorge est sèche, mes lèvres encore meurtries par ses baisers, mes cuisses douloureuses d’avoir tant cédé, et pourtant, un frisson d’ivresse me traverse quand je pense à la façon dont il m’a prise, encore et encore, comme si la nuit ne suffisait jamais.Il entrouvre les yeux, un éclat noir qui me saisit aussitôt. Sa voix rauque me murmure :— Bonjour, épouse.Je baisse les yeux, incapable de soutenir ce regard qui m’engloutit. Mais déjà, il se lève, drapé d’une assurance nue, tirant à lui une chemise blanche qu’il enfile sans fermer les boutons. Ses o
AMÉLIALa réception s’achève dans un tumulte de rires forcés et de verres vides, les derniers accords de l’orchestre résonnent comme un soupir fatigué sous les lustres du Plaza, et quand les invités commencent à se retirer, leurs manteaux glissant sur leurs épaules parfumées, je sens mon cœur battre plus vite, plus fort, comme si chaque adieu nous rapprochait inexorablement du moment où il n’y aura plus que lui et moi.Victor ne lâche pas ma main. Ses doigts sont serrés, presque cruels, comme s’il voulait m’imprimer sa force dans la peau, et chaque pression de sa paume me rappelle que, malgré mes sourires de façade, malgré ma posture impeccable d’épouse modèle, je suis prisonnière de son regard depuis l’instant où j’ai dit « oui ».Le silence tombe peu à peu derrière nous, absorbé par les couloirs feutrés du Plaza, et nos pas résonnent dans l’intimité d’un ascenseur doré qui nous emporte vers la suite nuptiale. Les murs capitonnés semblent retenir notre souffle, et l’air devient plus
AMÉLIALe carillon s’éteint et déjà les portes de la cathédrale s’ouvrent sur un monde de faste et de murmures, Manhattan bruisse de rumeurs et d’applaudissements, les caméras crépitent, les flashs éclatent comme des éclairs d’orage, et Victor serre ma main d’une poigne ferme, m’entraînant dans cette lumière aveuglante où nous sommes désormais des époux, des souverains d’un jour que l’Amérique entière observe avec un mélange de fascination et d’envie.La réception se tient dans l’immense ballroom du Plaza Hotel, drapé de tentures blanches et or, illuminé par des lustres de cristal dont les mille éclats se reflètent sur les coupes de champagne. Des orchestres alternent valses et airs modernes, des serveurs en gants blancs se déplacent comme des ombres silencieuses, et partout, l’élite se rassemble, échangeant des sourires mesurés, des regards calculés, des mots lourds de sens cachés.Je reconnais les visages un à un les Rockefeller dans un coin, impassibles comme s’ils jugeaient chaque