Clara
Je quitte le bâtiment en silence, mes doigts encore crispés autour de mon sac.
Le bruit de la porte refermée derrière moi résonne un peu trop fort à mes oreilles.
Dehors, tout paraît exagéré : la lumière crue du matin, les voix qui fusent dans la cour, le grincement d’un vélo contre le trottoir.
Le monde, lui, continue.
Moi, j’essaie juste de ne pas vaciller.
L’entretien vient de se terminer.
Je ne me rappelle pas vraiment ce que j’ai dit. J’étais là, mais pas entièrement. Les mots sont sortis, polis, corrects. Les bons gestes aussi. Le sourire professionnel. L’enthousiasme maîtrisé.
Mais dedans, je tremblais.
Pas à cause de l’entretien. Pas vraiment.
Mais parce que tout mon corps me hurle une autre vérité. Une vérité que je tais.
Quelque chose qui pousse. Qui change tout.
Et que je n’ai dit à personne.
Je descends les marches du perron quand je la vois.
Élodie.
Adossée au muret, portable à la main, lunettes de soleil relevées sur la tête. Elle relève les yeux et son visage s’illumine à ma vue, mais très vite, son sourire se fane.
— Eh bah dis donc… Tu n'as pas la tête des grands jours. C’était si horrible que ça, ton entretien ?
Je tente un rire. Il sort un peu trop sec.
— Non, ça va. Juste un peu de pression, tu sais comment je suis. J’ai pas trop dormi.
Elle s’approche. M’observe de plus près. Je détourne le regard. Trop peur qu’elle voie ce que je n’arrive plus à contenir.
— Tu trembles un peu, non ? Et tu as les joues toutes pâles… C’est le stress ?
Je hoche la tête, brièvement.
— Oui. Le stress, sûrement.
Elle pose une main légère sur mon bras, comme une sœur qui sent quelque chose mais ne force pas encore la porte.
— Tu veux qu’on aille boire un truc ? Décompresser ? J’ai une heure devant moi. Et tu m’en dois une, tu te souviens ?
Je souris, cette fois un peu plus sincèrement.
Son insistance est douce. Bienveillante. Mais elle ne sait pas. Elle ne doit pas savoir. Pas encore.
Alors je me raccroche à l’instant.
— D’accord. Mais un thé. Rien de plus. Je suis déjà en train de faire des nœuds avec mon estomac.
Elle rit doucement, me libérant du regard trop intense qu’elle posait sur moi l’instant d’avant.
— Toi, toujours dramatique. Allez viens. Tu me racontes tout, ou au moins ce que t’as envie.
Je hoche la tête.
Ce que j’ai envie…
C’est de vider ce trop-plein qui m’écrase.
Mais je ne peux pas.
Alors je la suis.
Et chaque pas avec elle me maintient encore un peu debout.
Je joue le jeu. Je mens à demi. Je respire comme je peux.
Et mon secret, lui, continue de grandir, là, tout contre ma peau.
Lorsque la clochette tinte au-dessus de la porte, un souffle tiède et rassurant m’enveloppe : un mélange de café fraîchement moulu, de bois ciré et de viennoiseries encore chaudes.
Ce lieu, Élodie et moi l’avons investi au fil des années refuge discret, presque familier, où le silence a parfois plus de valeur que les confidences.
Nous gagnons, sans même nous consulter, notre table habituelle au fond de la salle, celle que la lumière naturelle épargne un peu, où les regards des autres ne viennent jamais trop peser.
Élodie s’installe en face de moi, retire sa veste avec nonchalance, puis me fixe avec une attention silencieuse. Elle ne parle pas d’emblée. Elle m’offre le luxe du temps.
— Tu n’as rien avalé ce matin, n’est-ce pas ? dit-elle enfin, en désignant le sachet de sucre que je triture machinalement.
Je secoue la tête.
— Je n'ai pas eu le courage ni l’appétit.
Elle fronce à peine les sourcils, mais ne formule aucun reproche. Elle se contente de m’observer, comme si elle cherchait, derrière mes gestes feutrés, les contours d’un désordre plus profond.
— Et cet entretien, alors ? Tu veux m’en dire un mot ?
Je hausse les épaules, l’air de banaliser.
— Assez classique des questions sur mes compétences, sur mes motivations, sur ce que j’espère du poste. J’ai répondu, mécaniquement.
— Tu penses que ça s’est bien passé ?
— Sans doute. Mais je n’y étais pas vraiment. Je crois que j’ai récité une version de moi-même. Rien de plus.
Elle fronce davantage les sourcils, son regard se resserre.
— Tu avais l’air absente, même quand tu es sortie du bâtiment. Tu fais semblant, Clara, mais je te connais trop bien. Il y a quelque chose. Ce n’est pas simplement le trac.
Je détourne les yeux.
Une tension sourde monte de mon ventre à ma gorge, comme un souffle d’orage. C’est un trop-plein silencieux, une urgence qui ne trouve pas ses mots.
Mais je ne suis pas prête. Pas encore.
— Il y a des jours, dis-je simplement, où tout semble peser un peu plus lourd.
Elle incline légèrement la tête.
— Et ce "tout", il porte un nom ?
Un sourire se dessine sur mes lèvres, mais il ne s’y attarde pas.
— Tu t’improvises psychologue, maintenant ?
— Non. Juste une amie inquiète. Une amie qui lit dans ton silence comme dans un livre trop souvent relu.
Elle s’interrompt, puis reprend d’une voix plus douce :
— Est-ce que c’est grave ?
Grave.
Le mot résonne comme un écho intérieur.
Pas dans le sens qu’elle imagine. Ce n’est pas un drame visible. Mais oui, c’est grave. Inéluctable. Profond.
Je saisis ma tasse, y trempe les lèvres. Le thé est tiède. Trop infusé. L’amertume me serre la gorge.
— C’est… complexe.
— Tu veux en parler ?
Je secoue la tête. Puis je l’incline.
Oui , non , je ne sais plus.
Ce que je ressens dépasse mes propres réponses.
— J’ai peur de ce que tu pourrais penser, dis-je dans un souffle.
Elle dépose sa tasse, croise les bras, et me regarde avec une clarté désarmante.
— Clara, tu pourrais m’avouer n’importe quelle folie. Je serais peut-être surprise, peut-être même secouée, mais je resterais là toujours.
Je relève lentement les yeux.
Je sens que le moment est venu. Non pas parce que je l’ai choisi, mais parce qu’il ne peut plus être repoussé.
— Je suis enceinte, Élo.
Les mots tombent sans fioriture, sans mise en scène.
Et dans l’instant qui suit, le silence s’épaissit. Il ne juge pas. Il enveloppe.
ÉliseLa porte du taxi claque derrière moi. Le bruit résonne dans la rue étroite comme un coup de marteau. J’ai à peine mis un pied sur le trottoir que je comprends : quelque chose a changé.L’air est le même, lourd de poussière et d’odeurs de friture, les mêmes façades grisâtres, les mêmes volets entrouverts. Mais les regards, eux, ne sont plus les mêmes. Ce n’est plus de la curiosité polie, ni même de l’indifférence voisine. C’est une lame nue, pointée vers moi.Une voisine que je croise d’habitude le matin, une dame discrète qui ne lève jamais vraiment les yeux, reste plantée devant son portail. Ses bras croisés sur sa poitrine, elle m’observe sans même feindre de détourner la tête. Un peu plus loin, deux adolescents ricanent, leurs téléphones braqués comme des projecteurs. Leurs écrans reflètent une image que je n’ai plus besoin de voir pour la reconnaître.Mon cœur cogne, lourd, dans ma poitrine. Chaque pas vers ma maison me semble un procès. Les volets se soulèvent à mesure que
GabrielÀ peine avons-nous franchi le seuil du restaurant que je sens l’air se modifier. Plus froid. Plus dense. Un mélange de gaz d’échappement et de tension. Paris a cette manière cruelle d’absorber l’intime pour le jeter aussitôt en pâture au monde.Les pas d’Élise résonnent à côté des miens. Son bras frôle presque le mien, comme s’il cherchait un ancrage, ou peut-être comme si je le cherchais moi-même. Le monde extérieur défile autour de nous , voitures pressées, passants distraits , mais je sens déjà certains regards qui se fixent.J’ai appris à reconnaître ces secondes-là : le moment où un visage croise le mien, s’immobilise, hésite, puis se crispe dans la reconnaissance. Ce n’est pas moi qu’ils dévisagent. Pas seulement. C’est nous.Je perçois le geste, vif, maîtrisé. L’éclair métallique d’un objectif. Puis le claquement sec d’un obturateur. Une seule fois. Deux peut-être. Mais il suffit d’une. Toujours.Je ne dis rien. Je ne bouge pas. Toute réaction ne ferait qu’amplifier. Al
ÉliseJe serre ma serviette entre mes doigts comme si ce tissu pouvait m’ancrer au réel. Le serveur dépose nos assiettes, des plats fumants qui dégagent une odeur appétissante, mais mon estomac se contracte à l’idée d’avaler quoi que ce soit. Gabriel, lui, remercie d’un signe bref, puis coupe sa viande avec une précision tranquille.Je l’observe à la dérobée. La façon dont sa main tient le couteau, dont son poignet accompagne le mouvement : chaque geste, d’une maîtrise simple, semble contenir plus de pouvoir qu’une phrase entière. Comment fait-il pour être aussi immuable ? Comme si rien, jamais, ne pouvait ébranler cette façade.Je porte machinalement une bouchée à mes lèvres. Le goût m’échappe, fondu dans le tumulte de mes pensées. Tout mon être est concentré sur la présence en face de moi.Il relève enfin les yeux, me regarde longuement, puis dit d’une voix presque trop douce :— Vous n’imaginez pas à quel point il m’a été… difficile de vous inviter ainsi.Je reste interdite, incapa
ÉliseLe restaurant n’est qu’à quelques pas, mais j’ai l’impression de traverser une scène de théâtre en plein jour. Les passants nous croisent sans rien deviner, mais moi je sens toujours le poids invisible des regards laissés derrière la vitre du hall. Comme si chaque pas prolongeait un aveu silencieux, une imprudence partagée.Il pousse la porte du restaurant d’un geste tranquille, assuré, comme s’il avait fait ça mille fois. Pour lui, ce n’est rien qu’un déjeuner. Pour moi, c’est une tempête. L’air frais de la salle, les conversations qui montent en brouhaha, la vaisselle qui s’entrechoque, les effluves de café et de pain grillé — tout cela ne suffit pas à couvrir le battement frénétique de mon cœur.On nous installe dans un coin, une table à deux, discrète mais pas assez. Les nappes blanches, les verres alignés, la lueur des couverts polis : chaque détail prend une intensité presque insoutenable. J’ai l’impression que chaque client se retourne, que chaque serveur nous observe. C’
ÉliseLa matinée s’est déroulée comme un théâtre bien réglé. Réunions, dossiers, signatures. Les mots se sont enchaînés avec une mécanique impeccable, mais derrière chaque phrase, je sentais la présence constante de son regard. Comme une chaleur invisible qui me suivait. Comme une main posée sur moi sans jamais me toucher.À plusieurs reprises, j’ai cru fléchir. Une hésitation dans ma voix, un stylo qui m’échappe presque, un silence trop long. Mais il suffisait que je redresse le dos, que je fixe mes yeux sur le papier, et le masque revenait. Le masque de la secrétaire appliquée, irréprochable.Puis midi s’approche. Je range mes notes, referme une chemise. Mes gestes ont ce calme factice de la fin de matinée, mais à l’intérieur je ne suis qu’un nœud de nerfs et de désir contenu.C’est alors que sa voix tombe. Sèche. Mesurée. Irréfragable.— Élise, venez avec moi. Nous allons déjeuner.Pas une demande. Pas une politesse. Une décision. Un ordre qui n’a rien de brutal, mais qui me traver
GabrielLa poignée froide sous ma main. Une fraction de seconde d’hésitation, imperceptible pour quiconque, mais qui résonne en moi comme une éternité. Puis j’ouvre.Elle lève les yeux aussitôt. Un sourire léger, professionnel, mais qui tremble à peine aux commissures. Elle se redresse, range machinalement une feuille dans une chemise. Ses gestes sont précis, mais son corps parle plus fort que son visage : cette tension subtile, cette façon de retenir son souffle l’espace d’un battement.Sur le coin de mon bureau, le café m’attend déjà. La tasse fume doucement, un filet de vapeur qui s’élève dans la lumière pâle du matin. Le geste est banal elle l’a fait des centaines de fois mais ce matin, il me paraît intime, presque charnel. Elle a pensé à moi avant même que j’arrive. Elle a anticipé mon besoin, mon goût.— Bonjour, Monsieur.Sa voix est calme, posée, mais je perçois le léger voile d’hésitation qui l’alourdit.Je réponds d’un signe de tête, comme toujours. Le ton neutre, maîtrisé.