SASHA
Je change encore de plan. Pas par peur. Par instinct. Naples m’étouffe. Trop de regards. Trop de silences. Il est là, dans l’ombre. Je le sens. Ce n’est pas une question de trace numérique, ni de géolocalisation. C’est dans l’air. Dans cette façon dont les gens se retournent parfois, comme s’ils avaient entendu un nom qu’ils ne connaissaient pas. Comme si le silence était habité.
La ville m’a recrachée.
Je quitte l’auberge sans bruit. Pas de valise. Juste un sac et mes mains. J’abandonne l’ordinateur. Fiché. Compromis. Il doit savoir. Il veut que je le sache. Il a besoin que je comprenne qu’il peut tout voir. Tout savoir. Que je suis dans sa main, et qu’il referme lentement ses doigts.
Je prends un bus au hasard. Direction l’inconnu. Une petite gare routière mal éclairée, un chauffeur fatigué, un billet en liquide. Rien de traçable. Je dors à moitié, le dos contre la vitre, l’oreille tendue à chaque arrêt. Le clignotement régulier des lampadaires devient une cadence funèbre. Quand je me réveille, il fait gris. Pluie fine. Ville industrielle sans nom. Parfaite pour disparaître.
Mais je ne veux pas disparaître.
Je veux comprendre pourquoi il ne m’a pas déjà détruite.
Et s’il me suit… pourquoi il prend son temps.
Je commence à croire qu’il attend quelque chose. Une preuve. Un aveu. Une révélation.
Ou peut-être… qu’il veut que je l’approche. Que je me rapproche trop.
LUCIANO
Je la regarde avancer comme on observe une bête curieuse, traquée, mais libre encore. Fragile. Électrique. Prête à mordre. Je pourrais envoyer Nox. Trois minutes. Une seringue. Un coffre. Terminé. Équation réglée.
Mais je ne veux pas la capturer.
Pas tout de suite.
Je veux la voir réagir.
Je veux comprendre ce qu’elle cherche vraiment. Pas les fichiers. Pas l’argent. Quelque chose de plus profond. Une obsession voilée. Une douleur ancienne qu’elle tente d’étouffer sous les couches de données.
Elle aurait pu vendre ce qu’elle a volé. Mais elle l’a gardé. Elle le regarde. Elle l’analyse. Comme moi. Elle a vu au-delà des couches de protection. Au-delà du réseau. Elle a vu le noyau.
Et elle a deviné ce que ça cache.
Cendres n’est qu’un masque. Ce que je bâtis dessous… ce qu’elle a frôlé du doigt… c’est autre chose.
Elle joue avec quelque chose qu’elle ne comprend pas.
Mais elle veut comprendre.
Et ça me rend fou.
SASHA
Je m’installe dans un immeuble abandonné à la sortie de la ville. Deux étages. Moisissure. Silence. Parfait pour observer. Pour reconfigurer. J’efface mes précédents protocoles. Je crée un réseau local. Hors ligne. Un fantôme dans un bocal. Je recrée mon propre labyrinthe.
Je recommence à travailler. À tracer. Je superpose ses activités. Ses absences. Ses silences. Il y a un schéma. Une respiration dans les flux d’informations. Il agit dans les creux. Il frappe dans les silences.
Je cartographie ses zones d’ombres. Les endroits où le bruit s’arrête. Où les données meurent.
Et puis je tombe sur un nom.
Erebus.
Mentionné une seule fois dans une note fragmentée reliée à Cendres. Une suite d’algorithmes que je n’ai jamais vus. Un langage hybride. Organique presque. Une architecture mouvante, comme un être vivant.
Je traduis. Je déchiffre. Lentement.
Puis je comprends.
Ce n’est pas un code.
C’est une carte.
Pas vers une destination.
Vers quelqu’un.
LUCIANO
Elle l’a trouvé.
Je le vois dans ses yeux. Sur le grain flou d’une caméra que j’ai infiltrée dans la rue voisine. Une silhouette à travers la vitre sale. Penchée. Concentrée. Elle assemble les pièces.
Elle est rapide.
Trop rapide.
Je n’ai plus de temps.
Et ce qui m’inquiète… ce n’est pas qu’elle découvre ce qu’est Erebus.
C’est ce que moi, je ressens à l’idée qu’elle le découvre avant moi.
Parce que cette chose que je croyais contenue, contrôlée, enterrée…
Elle commence à respirer à nouveau.
SASHA
Je ne dors plus. Mes rêves sont pleins de chiffres et d’ombres. J’ai désactivé toutes les caméras autour de l’immeuble. Changé les serrures. Blindé les entrées. Mais ce n’est pas lui que je crains. C’est ce que je découvre.
Erebus est un protocole dormant. Mais il a une signature. Presque humaine. Comme une empreinte. Il respire. Il évolue. Il répond.
Et elle est liée à Luciano.
Comme une résonance.
Je crois que je comprends enfin : Cendres n’est pas une arme.
Cendres est une porte.
Et Luciano…
Luciano est la clef.
Je ressens quelque chose de froid au creux de mon ventre. Une peur nue. Mais aussi… une fascination brûlante. Ce que j’ai ouvert n’aurait jamais dû être touché. Ce que j’ai vu m’obsède.
Et je sais qu’il s’approche.
Je sens sa présence dans le silence entre deux gouttes de pluie.
LUCIANO
Je dois y aller.
Pas envoyer des hommes.
Moi.
Je traverse la ville comme un fantôme. Les rues sales m’avalent. J’ai un masque. Une capuche. Un nom qui change à chaque carrefour. Mais mes yeux… eux, restent les mêmes.
Je monte sans bruit.
Un craquement de bois.
Un soupir dans l’escalier.
Je la sens de l’autre côté du mur.
Elle écrit. Frénétiquement.
Elle est en train de me comprendre.
Et moi, je suis là.
Juste à une porte de distance.
Un souffle.
Une seconde.
Et pourtant…
Je n’ouvre pas.
Pas encore.
Je tends la main. Mes doigts effleurent le bois de la porte. Je pourrais frapper. Je pourrais entrer. Mais non.
Je veux voir ce qu’elle fait quand elle croit que je suis loin.
Parce que ce moment-là… ce moment où elle croit être seule…
C’est là que les vérités se révèlent.
Et que naissent les erreurs fatales.
SASHANous ne sommes pas remonté tout de suite.Trop de vide dans les couloirs. Trop de jugements dans les regards.Alors je l’ai guidé vers les quartiers isolés, ceux qu’on utilise rarement.Une ancienne salle d’observation oubliée. Fenêtres calfeutrées. Rideaux lourds. Silence épais.Là, personne ne viendra.Là, on peut respirer sans armure.Je verrouille la porte.Luciano ne dit rien.Il ne sourit pas. Mais il ne recule pas non plus.Il me regarde comme on regarde une faille qu’on redoute de traverser. Mais qu’on désire plus encore.Je m’approche.Nos ombres s’effleurent avant nos corps.— Tu es sûre ? demande-t-il, sa voix plus rauque que d’habitude.— Non, je souffle. Mais j’en ai envie.Je pose mes doigts sur les siens. Il ne bouge pas.Il me laisse choisir.Et moi, je choisis le feu.Il fait un pas, puis un autre.Ses mains tremblent un peu quand elles viennent encadrer mon visage.Je ferme les yeux. Je retiens un frisson.— Tu as froid ?— Non. J’ai peur que tu partes.Il s’ap
SASHAQG, Salle des interfaces, deux étages sous la surfaceLe café est froid.L’ordinateur clignote devant moi.Et pourtant, je suis ailleurs. Très loin d’ici. Très loin de maintenant.Je revois ses yeux sur le toit. Ses mains glacées dans les miennes. Ce souffle mêlé au mien.Et cette promesse qu’il a laissée tomber comme une arme déposée : "Je mourrai plus. Pas tant que t’es là."Mais combien de temps tiendra-t-il ? Combien de temps avant qu’un autre plan, une autre folie, une autre guerre intérieure ne le rattrape ?C’est pour ça que je suis descendue ici.Pas pour fuir. Pour anticiper. Pour comprendre.Je tapote quelques lignes de code. Les caméras de surveillance du sous-sol se brouillent. Volontairement.Il ne sait pas que je les ai cryptées. Qu’aucune trace de ce qu’il a désactivé ne remontera sans passer par moi.Ce n’est pas une trahison.C’est une précaution.Parce qu’aimer Luciano, c’est toujours marcher sur le fil, entre la lumière et l’abîme.Le bruit d’une porte qui gli
SASHAToit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe n’arrive plus à rester en bas.Trop de couloirs. Trop de visages. Trop d’air étouffé.Alors je suis remontée.Là où la ville bruisse, là où les néons clignotent comme des cœurs battants.Je suis revenue sur le toit.Là où je l’ai vu partir, la dernière fois.Luciano.Mes bras sont croisés contre ma poitrine. Pas pour me réchauffer. Pour me contenir.Parce que si je les lâche, je tombe en morceaux.Le vent mord ma peau nue, mais je m’en fous.Le froid est un rappel que je suis encore là.Pas comme lui.Pas comme son silence.Il a disparu dans les étages inférieurs il y a une heure.Personne ne m’a dit où.Mais moi je sais.Je sais ce que ça signifie quand il descend dans les profondeurs.Ce n’est pas un repli.C’est un adieu.Et moi, je reste là, immobile, avec cette phrase qu’il m’a laissée en suspend :“Tu m’as déjà.”Et pourtant il part.Et pourtant il s’efface.Et pourtant il me fuit.Je passe une main tremblante sur mon visage.
LUCIANOLe silence hurle.Plus fort que les cris. Plus fort que les armes.Il s'infiltre dans mes os, se mêle à mon souffle, s'étire dans les angles morts de cette salle sans fenêtres.Je suis seul.Pas parce qu’on m’a abandonné.Parce que je l’ai voulu. Parce que je le mérite.Assis sur cette chaise métallique, les coudes sur les genoux, je fixe un mur nu. Pas pour y lire un sens caché. Pas pour y trouver la paix.Juste pour ne pas croiser mon propre regard.Je n’ai plus besoin de miroir pour savoir ce que je suis devenu.Je suis mon propre tribunal. Et le verdict est tombé depuis longtemps.La veste noire gît au sol, abandonnée.Mes manches sont retroussées, mes poignets constellés de marques.Ma chemise est entrouverte, collée à ma peau par la sueur, la tension, ou peut-être le poids de tout ce que je n’ai pas dit.Sous mes clavicules, des bleus. Certains datent d’hier. D’autres… d’une autre vie.Ils racontent tout.Les combats.Les défaites.Les sacrifices faits dans l’ombre.Je m
Sasha Toit du QG, entre ciel noir et vents froidsJe l’ai trouvé là.Debout, face à la ville.Comme s’il cherchait dans les lumières lointaines une réponse que personne ne peut lui donner.Luciano.Il est là, comme toujours, seul au bord du gouffre.Il ne bouge pas quand j’approche. Le vent fouette sa chemise ouverte, soulève des mèches de ses cheveux sombres. Ses traits sont durs, creusés, figés.Mais ses épaules… ses épaules disent tout.Le poids qu’il porte. Le feu qui gronde en lui.Je reste à un mètre de lui.Assez proche pour qu’il sente ma présence. Assez loin pour qu’il choisisse s’il veut encore fuir.— Tu comptes rester là jusqu’au lever du jour ?Ma voix est douce. Plus pour moi que pour lui.J’ai peur de le briser. J’ai peur qu’il saute. Pas du toit. Mais dans ce vide qui l’appelle chaque jour un peu plus.Il tourne à peine la tête.— Le jour va se lever trop vite.Il dit ça comme on dit : tout va s’effondrer.Et je le crois. Parce qu’il n’a jamais eu peur du noir. Mais d
LucianoLe poids de la nuit s’est densifié autour de moi, épais comme une chape de plomb. Chaque seconde qui s’écoule me rapproche d’un point de non-retour. Le message de Cassian brûle dans mon esprit, un verdict suspendu entre menace et appel au feu.Je sens la morsure glacée du doute s’infiltrer dans mes veines. 48 heures. Deux jours pour choisir entre l’abîme et la guerre. Pour décider qui je trahirai. Ou qui je sauverai.JunoCorp, Dante, Cassian, Ashes… tous ces noms claquent dans ma tête comme des coups de marteau dans une forge de désillusions. J’ai cru bâtir une maison, une famille. Mais ce n’est plus qu’un champ de bataille.Je ferme les yeux. Sasha. Son visage revient, lumineux, insaisissable. Elle croit encore en la lumière. Moi, j’hésite à ne pas devenir l’ombre.Une vibration brève. Mon téléphone. Un autre message.« Réunion urgente. 03h00. QG. Ne manque pas. »Trois heures. Un autre défi. Un autre choix.Je me lève, traverse la pièce sans un bruit, l’esprit déjà en alerte