LOGINLe parquet grinça légèrement sous les pas légers de Ryse alors qu’elle descendait l’escalier de service menant aux cuisines. L’odeur du pain chaud et du café flottait déjà dans l’air, se mêlant aux effluves sucrés des confitures et à l’arôme plus prononcé des œufs en train de cuire.
Lorsqu’elle pénétra dans la grande cuisine animée, elle fut aussitôt accueillie par le brouhaha familier des servantes en plein travail. Mary, une femme aux joues rondes et au tablier couvert de farine, leva la tête en la voyant entrer. « Ah, Ryse ! Tu arrives juste à temps. Attrape donc ce plateau et va poser les couverts sur la grande table. » Ryse s’exécuta sans attendre, attrapant avec habileté le plateau rempli de vaisselle et de serviettes pliées. « Alors, tu es excitée ? » lança subitement Lorna, une jeune servante aux cheveux bruns attachés en une tresse serrée. Ryse se tourna vers elle, haussant un sourcil. « Excitée par quoi ? » Lorna roula des yeux en posant un panier de viennoiseries sur le comptoir. Le bruit des couverts entrechoqués, le crépitement du beurre dans la poêle et l’odeur du café emplissaient la cuisine, créant une atmosphère familière et chaleureuse. Ryse s’affairait avec les autres servantes, déposant les couverts sur un plateau en bois poli. « Alors, tu l’as vu ? » demanda soudain Lorna en lui jetant un regard en coin. Ryse marqua une pause, relevant la tête vers son amie. « Qui ça ? » fit-elle, feignant l’ignorance. Lorna leva les yeux au ciel. « Ne joue pas à ça avec moi, Ryse. Nigel, bien sûr ! Il est arrivé hier soir et tout le manoir est en ébullition depuis. » Ryse serra discrètement les mains autour du plateau. Elle n’avait pas eu l’occasion de vraiment le voir. Ou plutôt, elle n’avait pas osé. Après tout, Nigel ne lui avait accordé aucun regard, aucune attention, comme si elle n’existait pas. Alors, pourquoi devrait-elle être impatiente de le revoir ? Oh, il est incroyablement séduisant ! » s’enthousiasma Anna en joignant ses mains sous son menton. « Grand, imposant… et son aura d’alpha est encore plus forte qu’avant. On sent son autorité rien qu’en entrant dans la même pièce que lui ! » Ryse se força à sourire, mais elle se contenta de hocher la tête sans rien ajouter. « Et sa fiancée, alors ? » demanda une autre servante. Lorna poussa un soupir. « Une vraie beauté. Brune, élégante, distinguée… Exactement ce qu’on attendrait d’une future dame de la maison. » Anna acquiesça vivement. « Elle est aussi très gentille. Elle a remercié chaque servante qui l’a aidée hier soir. » Ryse n’avait pas besoin d’en entendre plus. Nigel était revenu, et il était accompagné d’une femme parfaite, digne de son rang. Cela ne la concernait en rien. Alors pourquoi ce poids étrange s’installait-il dans sa poitrine ? « Bon, assez bavardé ! » déclara Mary en tapant dans ses mains. « Ryse, apporte ce plateau dans la salle à manger avant que le café ne refroidisse. » Ryse hocha la tête et s’exécuta, tâchant d’ignorer la curieuse sensation de malaise qui grandissait en elle. Le plateau en équilibre dans ses mains, Ryse avança avec assurance dans la salle à manger principale. Le parquet ciré reflétait la lumière tamisée du matin, projetant des lueurs dorées sur les murs ornés de tableaux anciens. Autour de la grande table en acajou, trois silhouettes étaient attablées : Madame Harris, digne et élégante dans sa robe bleu nuit, Nigel, dont la prestance imposante emplissait la pièce malgré son silence, et enfin Éloïse, dont le sourire léger contrastait avec l’aura de tension qui flottait autour d’eux. Ryse inspira discrètement avant de s’approcher. « Bonjour, Madame. Bonjour Monsieur Nigel, Mademoiselle Éloïse. » Sa voix était calme, polie, exactement comme il se devait. Mais alors qu’elle déposait la théière devant Madame Harris, son regard glissa instinctivement vers Nigel. Il ne la regardait pas. Pas même un coup d’œil. Il se contentait de fixer son assiette, la mâchoire contractée, comme si sa simple présence lui était insupportable. Ryse ne laissa rien paraître et continua son service. Elle déposa une assiette de viennoiseries devant Éloïse, qui la remercia d’un sourire poli. Puis elle tendit la main vers Nigel pour remplir sa tasse de café. C’est à ce moment-là qu’il éclata. Un bruit sec résonna dans la salle lorsqu’il abattit brutalement son poing sur la table, faisant tressaillir les couverts. « Je ne veux pas de ça ! » lâcha-t-il d’une voix tranchante. Un silence de plomb s’abattit dans la pièce. Madame Harris posa immédiatement sa tasse, un éclair d’autorité passant dans son regard. « Nigel, que signifie cette attitude ? » Mais Nigel l’ignora, se redressant brusquement sur sa chaise. Son regard brûlant se planta enfin dans celui de Ryse, mais ce n’était pas le regard d’un frère d’enfance, ni même d’un homme qui la considérait comme une domestique. C’était un regard de rejet pur. « Je refuse qu’on m’impose une oméga dans ma vie ! » gronda-t-il. « Peu importe ce que disent les traditions, peu importe ce que ma famille attend de moi, je n’en veux pas. » Ryse sentit son cœur se serrer dans sa poitrine, mais elle garda la tête baissée. « Nigel… » tenta Madame Harris, visiblement contrariée. Mais il n’était pas prêt à s’arrêter. Il se tourna vers Éloïse et attrapa sa main avec fermeté. « J’aime Éloïse, qu’elle soit une bêta ou non. Elle est la seule femme que je veux à mes côtés. » Ryse ne bougea pas, se contentant de fixer le liquide ambré qui tremblait dans la tasse à cause de la tension dans l’air. Elle n’avait jamais demandé à être impliquée dans cette histoire. Jamais souhaité que son statut d’oméga devienne un problème. Pourtant, elle était là, forcée d’encaisser chaque mot, chaque rejet, sans avoir le droit de répondre. Madame Harris soupira longuement, posant ses mains sur la table avec calme. « Personne ne t’impose quoi que ce soit, Nigel. Mais ta réaction est excessive. » « Excessive ?! » Il la regarda avec incrédulité. « Tu sais ce que je ressens pour les omégas. Je refuse de revivre ça ! » Un frisson parcourut Ryse. Revivre quoi ? Mais elle n’osait pas poser la question. Au lieu de cela, elle fit ce qu’elle savait faire de mieux : elle s’inclina légèrement et recula, prenant soin de ne faire aucun bruit en quittant la pièce. Elle n’avait rien à faire ici. Rien à dire. Et Nigel venait de le lui rappeler avec une brutalité implacable. Le silence qui suivit les paroles de Nigel était pesant, presque étouffant. Personne ne bougeait, pas même Ryse, qui se tenait toujours droite, les mains crispées autour du plateau. Mais l’instant suivant, Nigel repoussa bruyamment sa chaise et se leva d’un geste sec. Sans un regard pour personne, il quitta la pièce à grands pas, la tension vibrante encore visible dans la raideur de ses épaules. « Nigel, attends ! » s’exclama Éloïse, se levant précipitamment pour le suivre. Elle lança un regard désolé à Madame Harris avant de disparaître à son tour, laissant derrière elle l’odeur subtile de son parfum floral. Ryse, quant à elle, sentit une étrange chaleur monter dans sa poitrine. Une colère sourde ? Une douleur qu’elle ne voulait pas nommer ? Elle ne savait pas. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle voulait partir, quitter cette pièce où elle n’était qu’une oméga méprisée. Elle allait tourner les talons lorsqu’une voix l’arrêta. « Ryse, viens t’asseoir. » C’était Madame Harris. Il y avait dans son ton une autorité douce, mais indiscutable.Il y a quinze ans, j’étais perdue. J’ai blessé. J’ai détruit. Mais grâce à Ryse… grâce à Nigel… j’ai pu renaître. Aujourd’hui, je veux vous dire ceci : parfois, la douleur nous rend fous. Mais l’amour vrai, même abîmé, même rejeté, reste la seule chose capable de nous sauver. Merci de m’avoir aimée même quand je ne le méritais plus. » Ryse se leva et traversa la pièce. Elle prit Éloïse dans ses bras, et elles restèrent enlacées un long moment. Il y avait quelque chose de sacré dans ce pardon. Cette nuit-là, dans leur chambre, Ryse et Nigel s’allongèrent côte à côte. Dehors, les lampes du jardin illuminaient le visage endormi de la nature. Nigel caressa la joue de sa femme. « Tu te souviens de la première fois que je t’ai vue ? » « Tu étais pâle comme un linge, et tu as vomi à cause de mes phéromones », répondit-elle en souriant. Ils éclatèrent de rire. « On revient de loin, hein ? » dit-il, la gorge un peu nouée. « Très loin… Mais on est là. Ensemble. » Il se redressa l
Au rez-de-chaussée, Léonie organisait la logistique, heureuse comme rarement on l’avait vue. Même Éloïse, radieuse, l’aidait avec douceur. Depuis sa libération et son traitement, elle s’était reconstruite, et Charles et elle étaient désormais fiancés. Rygel, dix ans, courait dans la maison, tenant une boîte à alliances qu’il refusait de confier à quiconque. “Je dois les protéger ! Maman me l’a dit !”L’après-midi, le centre “L’Aurore Oméga” fut inauguré dans l’émotion générale. Une foule composée de femmes, d’enfants, d’anciens camarades, de soutiens politiques et de familles venues de tout le pays se tenait devant les portes du bâtiment. Ryse, main dans la main avec Nigel, prononça un discours bouleversant, racontant son propre parcours, sa résilience, et son rêve de bâtir un lieu où les Omégas pourraient se reconstruire, apprendre, guérir.“Ce centre est un symbole. Pas seulement de ma vie… mais de toutes nos vies. Celles qu’on a brisées, qu’on a ignorées, qu’on a méprisées. Il est
Tout le monde se figea. Ryse, surprise, acquiesça d’un petit signe de tête, l’air attentif. Nigel se redressa légèrement, prêt à intervenir si besoin, mais Éloïse le devança.— J’ai… j’ai longtemps cru que je devais me battre pour une vie qui ne me correspondait plus. J’ai fait des choses terribles. Et j’ai dit des choses encore pires. J’ai blessé des gens. Toi, Ryse… je t’ai humiliée, haïe, persécutée. Je t’ai vue comme un obstacle, alors que tu n’étais qu’une femme, amoureuse, perdue… tout comme moi.Ryse ne dit rien. Ses yeux s’étaient un peu embués, mais son expression restait calme.Éloïse continua, la voix un peu plus tremblante.— Je ne demande pas qu’on m’excuse. Je veux juste que tu saches que je suis profondément désolée. Pour tout. Et je suis heureuse que tu aies trouvé la paix avec Nigel, et avec toi-même. Tu la mérites. Et… merci de t’être battue pour ton fils. Pour votre famille.Un long silence suivit ses mots. Le genre de silence lourd, solennel, mais doux, presque sac
Lorsqu’ils atteignirent ensemble cet instant suspendu, où tout se tend avant d’exploser en lumière, Ryse se sentit fondre, submergée d’un bonheur trop grand, trop vaste, trop vrai. Elle enfouit son visage contre Nigel, incapable de retenir ses larmes.Il la garda dans ses bras, longtemps après. Aucun mot n’était nécessaire. Leurs corps parlaient pour eux. Leurs silences étaient des serments.Et dans le calme de cette nuit, ils savaient qu’ils avaient retrouvé le chemin. Ensemble.Le plateau était baigné d’une lumière chaude. Les caméras étaient déjà en place, l’équipe technique chuchotait derrière les moniteurs. Tout était prêt.Assise sur le fauteuil central, Ryse fixait le vide.Elle portait une robe sobre, crème, sans bijoux, les cheveux relevés. Pas pour séduire, pas pour impressionner. Pour se montrer telle qu’elle était : vraie, digne. Ses doigts tremblaient légèrement, mais son regard était solide. Derrière les rideaux du studio, Nigel attendait, le cœur battant.— On est en di
Elle baissa la tête. Une larme glissa le long de sa joue.— Je n’ai pas su m’arrêter. Je me suis laissée dévorer par la peur de te perdre. Par la honte… Tu m’as préférée parce qu’elle n’était pas disponible. Et quand elle est revenue… j’ai su. J’ai toujours su.Nigel hocha lentement la tête.— Et moi, je n’ai rien fait pour t’aider. Je n’ai rien fait pour te rassurer. Je t’ai laissé t’enfoncer. Et je ne t’ai même pas donné le respect de la vérité.Un silence.Puis Éloïse murmura :— Est-ce que tu l’aimes ? Ryse ?— Je l’aime plus que tout. Je crois que je l’ai toujours aimée. Mais… je ne t’en parle pas pour te faire du mal. Je te le dis parce que tu dois savoir que je suis enfin prêt à être honnête. Même si c’est trop tard.Elle releva les yeux vers lui. Il y avait une fatigue dans son regard, mais aussi une étrange paix.— Tu vas être père, encore une fois, dit-elle. Tu crois que tu feras mieux cette fois-ci ?— Je ne sais pas, répondit-il avec sincérité. Mais je vais essayer. Avec t
Un silence s’installa. Seuls les petits soupirs de Rygel, dans son sommeil, faisaient battre le cœur de la pièce.Léonie s’absenta pour aller chercher un baume antiseptique, mais avant de monter, elle posa une main sur l’épaule de son fils.— Tu sais ce que tu dois faire. Elle le regarda droit dans les yeux. Elle a besoin d’aide. Pas de chaînes.Nigel hocha la tête sans un mot.Peu après, il se leva, embrassa Rygel sur le front et embrassa doucement Ryse sur le sommet du crâne.— J’iai au commissariat demain Elle releva les yeux, confuse.— Pourquoi ?— Pour elle. Il soupira. Je vais demander à ce qu’on la libère. Pas parce qu’elle ne mérite pas de payer, mais parce qu’elle est malade, Ryse. Elle doit être soignée, pas enfermée comme une criminelle.Ryse n’opposa aucune objection. Elle savait que malgré tout, Éloïse avait aimé Nigel, à sa manière, et qu’elle avait juste perdu pied. Elle hocha la tête en silence, pendant que Nigel prenait sa veste et s’éloignait.Alors que la porte se







