Masuk
Naya
La pluie sur Cebu a une odeur particulière. Un mélange d’asphalte chaud, de sel et de poisson séché. Elle tambourine sur le toit de tôle, une musique familière qui berce mes insomnies. À côté de moi, Mama Aling ronfle doucement, épuisée par sa journée de lessive. Je compte mentalement les billets froissés cachés sous la lame de plancher. Pas assez. Jamais assez pour la médecine qu’il lui faudrait bientôt.
Mon reflet dans le fragment de miroir accroché au mur est flou, fatigué. Vingt-cinq ans de survie y ont creusé des ombres. Je passe mes doigts sur la photo décollée d’un magazine : une tour de verre à Paris, élancée, froide, inaccessible. Mon rêve secret, mon échappatoire. Un endroit où le destin ne serait pas écrit d’avance dans la pauvreté.
Le téléphone de Mama , un vieux modèle à touches , vibre sur la table. Un message d’un numéro inconnu, en anglais. Une offre d’emploi. « Entretien en visioconférence demain, 9h. Société Varnier-Berthelot. Poste : assistante de direction junior. Logement et billet aller-simple pour Paris fournis si retenu. »
Le cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Un piège ? Une erreur ? Je n’ai postulé à rien. Mais les mots « Paris » et « billet » brillent comme des éclats d’or dans la pénombre. Je regarde Mama, sa respiration laborieuse. Parfois, le destin ne vous tend pas la main. Il vous jette une corde rugueuse, et il faut s’y agripper, peu importe les échardes.
Je réponds « OUI » avant que la peur ne me reprenne.
Liora
La lumière de ce matin parisien caresse les lignes parfaites de mon bureau, un bloc de marbre blanc face à la Tour Eiffel. L’air sent le lilas et le café Ethiopien. Parfait. Contrôlé. Comme tout dans ma vie.
— Votre agenda de la journée, mademoiselle Berthelot.
Claire, mon assistante, pose une tablette devant moi. Réunion avec les actionnaires à 11h. Déjeuner caritatif à l’Hôtel de Crillon à 13h. Séance d’essayage chez Dior à 17h. Le père veut que je sois le visage de la nouvelle campagne philanthropique de la holding. « L’avenir a un visage », dit le slogan. Le mien, apparemment. Lissé, souriant, impeccable.
Pourtant, ce matin, le reflet dans la baie vitrée me semble étranger. Une silhouette en soie ivoire, aux contours trop nets, comme découpée dans du papier. Il manque une texture, une imperfection. Une vie.
Le visiophone de mon père s’allume sur l’écran mural. Son image apparaît, tranchante, dans son costume bleu nuit.
— Liora. Une modification à ton emploi du temps. J’envoie un nouveau profil dans l’équipe support de la direction. Une recrue externe. Fais-moi confiance.
Il raccroche sans autre explication. Typique. Les décisions de Julian Berthelot sont des décrets. Je n’ai même pas le nom de cette personne. Une petite irritation pulse à ma tempe. Mon domaine, cet étage, cette vue… c’est mon royaume. Je n’aime pas les surprises, les éléments non contrôlés.
Surtout depuis que les rumeurs parlent du rapprochement avec Lysandre Varnier. Le génie turbulent des biotech, celui que même mon père ne parvient pas à acheter complètement. Je l’ai croisé une fois, à un gala. Des yeux qui voient trop, une présence qui dérange l’ordre établi de la pièce. Il ne m’a pas adressé la parole. Personne ne m’ignore.
Je termine mon café, laissant l’amertume sur ma langue. Paris est à mes pieds, mais aujourd’hui, il me semble étrangement étriqué.
LioraLe sujet de Naya, lancé ainsi, est comme une pierre dans l’eau stagnante.—Anaïs ? Elle était incompétente. J’ai exposé cette incompétence. C’est une leçon.— Une leçon, répète-t-il, avec une nuance d’ironie. Ou un avertissement ?Je le fixe, essayant de percer à jour son jeu.—Pourquoi vous intéressez-vous à elle ? Elle n’est rien.Il prend une gorgée d’eau, son regard perdu dans les profondeurs bleutées de l’aquarium.—Parce que « rien » est souvent la chose la plus intéressante. Elle ne fait pas partie de votre échiquier. Elle n’en connaît pas les règles. Cela la rend… imprévisible. Et l’imprévisible est la seule vraie variable dans toute équation.Je sens une pointe de cette jalousie méprisable, acide, me transpercer.—Vous aimez les projets, c’est ça ? Les choses à réparer, à façonner ?Il tourne enfin son regard vers moi. C’est un regard qui me déshabille, non pas de mes vêtements, mais de mes couches d’assurance, de mes titres, de mon nom.—Je n’aime pas les projets. Je c
LioraLa limousine glisse dans la nuit parisienne, un cocon de cuir et de silence. Mon reflet, parfaitement net dans la vitre teintée, me fixe. J’essaye de retrouver en moi la froide satisfaction de ce matin, après avoir relégué Naya à son insignifiance dans la salle Atlas. Elle devait se sentir minuscule, perdue, brisée.Pourtant, la victoire a un goût de cendre.Parce que lui était là.Lysandre.Le souvenir de sa présence dans la pièce me brûle encore. La façon dont il s’est dressé, sans une note, et a tenu toute l’assemblée en haleine. Pas avec des menaces ou des cris. Avec l’implacable logique d’un scalpel. Il a opposé à mon avancée stratégique, à mes arguments financiers, une vérité plus fondamentale : la survie.Il ne pense pas en termes de pouvoir. Il pense en termes de danger.Cette pensée est un vertige. Dans mon monde, tout est pouvoir. L’argent, les relations, le nom, l’apparence. Des armes que je manie depuis l’enfance. Lysandre, lui, semble manier des forces plus primitiv
NayaLe réveil sonne à six heures. Le son est un poignard dans le silence de mon sommeil lourd, agité. Je n’ai pas fermé l’œil avant trois heures du matin, mon cerveau tournant en boucle entre les humiliations de la veille, la voix de Lysandre, et le code pour un falafel.Une arme. C’est ce que j’ai décidé.Je me lève, le corps raide, les yeux cernés. Je prends une douche glacée, la seule façon de me réveiller vraiment, de chasser la peur qui veut s’incruster dans mes os. Sous le jet, je répète ma nouvelle résolution, comme une prière laïque : Je ne suis pas une victime. Je suis une survivante. Je vais apprendre.Dans le miroir embué, mon reflet est pâle, déterminé. Je m’habille avec soin, la même robe modeste mais propre. Je passe dix minutes sur internet, à apprendre les bases d’un logiciel de présentation. Ce n’est pas suffisant, mais c’est un début.À huit heures, je suis à mon poste. Avant même de m’asseoir, Claire, l’assistante aux lèvres pincées, s’approche.— Vous avez une réu
LioraLa lueur bleutée de l’écran de mon ordinateur est la seule source de lumière dans mon bureau du trente-deuxième étage. Le silence est absolu, à peine troublé par le bourdonnement lointain de la ventilation. Il est vingt-et-une heures dix-sept. Paris scintille à mes pieds, un tapis de diamants noirs.Je ne suis pas ici pour travailler. Je suis ici pour penser.Mon doigt effleure le trackpad, faisant défiler les pages du rapport que Naya ou plutôt, Anaïs a finalement envoyé à dix-huit heures vingt. Le document est médiocre. La mise en forme est bancale, l’analyse superficielle, le style hésitant. Un travail d’amateur. Le genre de chose que j’aurais jeté à la poubelle sans un second regard si elle venait de n’importe qui d’autre.Mais cela ne vient pas de n’importe qui.Je ferme le fichier. Mes paupières sont lourdes, mais mon esprit est un volcan en activité. Son visage m’obsède. Pas sa maladresse, ni ses vêtements bon marché qui sentent la sueur et la peur. Non. Ce qui me hante,
NayaJe reste un moment interdite. Puis un sourire, minuscule, fend mes lèvres sèches. Il m’a vue. Il a vu les assauts, et il ne m’a pas jugée vaincue. Il m’a donné un code pour un falafel. C’est la première marque d’humanité, de bonté même, que je reçois depuis mon arrivée. Elle vient de l’homme qu’on dit le plus dangereux de la tour.L’après-midi est un champ de mines.14h00 : Claire me demande de refaire toute la numérisation du matin parce que « les métadonnées sont mal renseignées ». Je m’exécute, plus lentement, en vérifiant chaque case.15h30 : Une tempête éclate parce qu’un rapport urgent pour le conseil d’administration n’a pas été imprimé sur le papier « vergé prestige 120g » mais sur du banal 90g. Je dois courir jusqu’au service logistique, supplier pour avoir les bonnes rames, et réimprimer 50 pages sous le regard noir de l’assistante du directeur général.16h45 : Liora repasse. Elle s’arrête devant mon bureau.— Les notes de la visio de Singapour. Je les veux synthétisées
NayaLes spécifications font trois pages. Des protocoles de connexion obscurs, des logiciels de visio que je n'ai jamais vus. La salle Omega est au 28e étage, un aquarium de verre avec une vue à 360 degrés sur Paris. J'arrive à 10h40, le cœur battant. L'équipement est un monstre de technologie : écrans tactiles, tableaux interactifs, une forêt de micros.Je tâtonne. Un écran reste noir. Le logiciel de traduction simultanée demande un code d'accès que je n'ai pas. La sueur perle dans mon dos.À 10h44, Liora entre. Elle est vêtue d'un tailleur couleur crème qui épouse ses formes à la perfection. Ses cheveux sont un casque de soie blonde. Elle me jette un regard.— Tout est prêt ?— Le… l'écran principal ne s'allume pas. Et le logiciel de traduction…— Trouvez une solution. Maintenant.Sa voix est un couteau de glace. Elle s'installe à la tête de la table, affiche un sourire professionnel parfait pour la caméra qui va s'allumer. Je suis en panique totale. Je presse des boutons au hasard.







