Cette histoire est le tome 2. Vous pouvez retrouver le Tome 1, Regarde-Moi.
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Le ciel semblait suspendu au-dessus du cimetière, lourd comme un secret trop longtemps gardé, un fardeau oppressant. Un gris profond, opaque, presque surnaturel, délavé par les ombres d'un matin sans aube véritable. Ce n’était pas un ciel de pluie, ni même un voile pudique de nuages. C’était un ciel de deuil silencieux, pesant, comme si même les nuages s’étaient figés d’effroi, ou par un respect macabre, témoins d'une fin inévitable.
Dans l’air, une odeur lourde de terre retournée et d’humidité ancienne flottait, s'accrochant à la peau, pénétrant les narines, s'insinuant dans les poumons. Le genre d’odeur qui s’infiltre dans les vêtements, s’imprime à jamais dans la mémoire des horreurs passées, le parfum tenace de la mort et de la décomposition. Le silence régnait, absolu, oppressant, seulement brisé par le bruit régulier de la pelle mordant le sol, un son lugubre et incessant, chaque coup une mesure du temps qui s'écoule inexorablement vers le néant.
Devant la tombe fraîchement creusée, elle se tenait droite, inflexible. Son manteau noir, taillé à la perfection, dissimulait les courbes sensuelles de son corps sous un tissu sombre et épais, mais drapait sa silhouette d'une dignité farouche, presque féroce. Ses lunettes sombres masquaient des yeux qui avaient trop vu, trop pleuré, des abysses de souffrance que personne ne devait sonder. Son visage était une forteresse impassible, un masque de cire où nulle émotion ne transperçait. À distance, on aurait pu la croire sculptée dans le marbre froid, une statue de douleur pétrifiée. De près, pourtant, on aurait vu ses mains gantées de cuir noir trembler imperceptiblement, trahissant la guerre qui faisait rage en elle, un tremblement intime que seul le vent glacial semblait percevoir. Son regard restait fixé, implacable, sur le cercueil qui descendait lentement dans le sol, une chute silencieuse vers l'oubli. Un cercueil simple, sans fioriture, presque austère. Un choix délibéré, le sien. Comme pour effacer ce que l’homme avait été, ou peut-être, ce qu’il n’avait jamais su être pour elle. Une finalité sans gloire.
Peu d’invités osaient affronter ce spectacle, quelques silhouettes discrètes perdues dans l'immensité grise du cimetière, hommes en costumes sombres taillés dans l'ombre, femmes voilées dont les visages étaient des énigmes fermées. Personne n’osait lui parler. Personne n’osait briser la bulle de glace qui l’entourait, de peur de se brûler les doigts à sa douleur incandescente.
Elle avait voulu une cérémonie sobre. Pas de discours. Pas de musique. Pas de fleurs, car les fleurs étaient pour les vivants, pour l'amour. Juste le silence, l'humiliation finale.
Et pourtant… la douleur était là. Sourde. Déroutante. Un poignard invisible qui se tordait dans sa poitrine, chaque torsion une morsure. Non pas la douleur du manque, mais celle de la désillusion, du passé qui refusait de mourir avec l'homme.
Elle avait cru qu’elle ne ressentirait rien. Elle s’était préparée à ce moment, l’avait imaginé cent fois dans l'obscurité moite de ses nuits sans sommeil. Un homme qui l’avait trahie ne méritait pas ses larmes, pas même une goutte d'eau salée. Un homme qui l’avait abandonnée, quand elle en avait eu le plus besoin, quand son innocence avait été brisée, ne méritait pas ce dernier hommage, cette once de regret, cette illusion d'affection.
Et pourtant… quelque chose s’effondrait en elle. Une carapace, peut-être, forgée par des années de résilience forcée, ou les derniers vestiges d'une innocence perdue, d'une âme blessée qui se vidait de son venin
Elle ferma les yeux, et l'obscurité se fit plus dense, plus lourde, un voile velouté
La mémoire surgit comme un éclair noir, brutal et vif, lacérant les ténèbres de son esprit. La chaîne froide qui mordait sa cheville. L’odeur de moisissure imprégnant les murs de pierre, le relent de la peur et de la misère. Le sol sale et froid qui glaçait ses os jusqu'à la moelle. Et cet homme, enfermé à ses côtés, le corps brisé, sa chair torturée. Celui qu’elle haïssait de toute son âme, d'une haine viscérale et pure. Celui qui, peut-être, méritait de mourir pour ses péchés, pour sa perfidie, pour l'avoir transformée à jamais.
Le claquement sec du coup de feu résonna à nouveau dans sa tête, net, définitif, résonnant dans le silence du cimetière, un écho infernal. Le sang. Chaud. Trop chaud. L’odeur ferrique, métallique, insoutenable, emplissant ses narines comme un souvenir permanent. L’horreur pure. Elle avait hurlé, un cri déchirant arraché à ses tripes. Elle avait supplié, ses mains tremblantes pressant la plaie béante, essayant de retenir l'irréparable, priant pour que ce ne soit pas trop tard. Mais elle avait senti la vie s’échapper, lentement, tiède et collante, entre ses doigts. La vie de cet homme détestable, mais la vie quand même.
Et elle avait pleuré. Non pas de tristesse, mais d'une rage impuissante, d'une horreur primale face à l'inéluctable, face à sa propre humanité qui refusait de s'éteindre, face à la brutalité du monde qui l'avait forcée à assister à ça.
Elle rouvrit les yeux. Le cercueil disparaissait sous la terre, englouti par l'obscurité, tiré par des mains invisibles. Avec lui, elle enterrait plus qu’un homme. Elle enterrait un passé, des regrets, des vérités impossibles à formuler, des non-dits qui avaient corrompu son existence. Elle enterrait aussi sa propre naïveté, l'innocence qui l'avait rendue vulnérable à la cruauté de ce monde, à la noirceur des âmes.
Elle tourna les talons sans un mot, le mouvement fluide et précis, sans hésitation. Ne jeta pas un dernier regard sur la terre fraîchement remuée, sur cette fosse qui contenait désormais ses chaînes.
L’homme dans cette tombe était mort depuis bien plus longtemps qu’aujourd’hui. Son âme s'était éteinte bien avant son corps, consumée par ses propres péchés.
Il ne restait que la terre. Et elle, debout au bord de l’abîme, prête à renaître de ses cendres, les sens aiguisés, le cœur endurci par le feu, mais le désir de vengeance vibrant en elle. Elle avait décidé d’avancer vers ce nouvel avenir qui s’offrait à elle, un avenir qu'elle forgerait de ses propres mains, libre des chaînes invisibles du passé.
VincenzoL’air de Courchevel était une lame de glace, pure et aiguisée, qui fouettait les cimes des sapins enneigés. Le froid n'était pas une simple sensation, mais une présence palpable, un fardeau cristallin qui pesait sur ma peau et s'infiltrait jusqu'à mes os. Chaque branche, givrée et silencieuse, devenait une sculpture fragile, une dentelle de cristal prête à se briser. Depuis les larges baies vitrées du chalet, le monde s'étirait en un tableau hypnotique de montagnes immaculées, leurs crêtes déchiquetées comme des mâchoires de pierre, immobiles et menaçantes.Une beauté violente, sauvage, qui ne parvenait pas à me faire oublier le chaos brûlant de Naples, mais qui possédait une blancheur trompeuse. La neige, si pure en surface, cachait des failles insondables, des précipices et des abîmes. Tout comme la paix apparente qui régnait autour de moi. Ici, le silence régnait en maître, un silence si lourd qu'il faisait vibrer le tympan, u
AvaL'automne s'était installé sur Naples avec une gravité mélancolique. Il ne s'agissait pas de la fin joyeuse et flamboyante de l'été, mais d'un lent et inexorable déclin. Le soleil, autrefois flamboyant et impérieux, n'offrait plus qu'une lumière tamisée, dorée, qui peignait les rues étroites et les façades décrépites d'une palette d'ocre et de rouille. Cette lumière, douce et voilée, m'évoquait celle que j'avais vue dans les yeux de Vincenzo, une étincelle de chaleur capturée dans un abîme de ténèbres. Le vent, chargé du sel âpre de la mer et de l'odeur douce et entêtante des figues mûres, charriait une tristesse diffuse. Il balayait les feuilles des oliviers, les faisant tourbillonner comme des pensées égarées, et je me sentais moi-m&ecir
VincenzoLe silence du manoir était une torture. Une prison de marbre et d’or, dont les murs autrefois symboles de mon pouvoir, résonnaient désormais comme la paroi d’une cage. Chaque recoin de cette résidence, chaque tableau d’un maître ancien, chaque sculpture de marbre froid, chaque reflet dans les sols polis, tout me rappelait que j’étais là, cloué au lit, tandis que mon monde, mon empire, tremblait sur ses fondations. J’étais un lion blessé, mon corps trahi par la chair, mais mon esprit, lui, restait l’ultime prédateur. La douleur lancinante de mes blessures n'était qu'un bruit de fond insignifiant face à la faim qui me rongeait : la faim du pouvoir, la faim de la vengeance, la faim de la chasse.
AvaLe manoir De Luca n'était plus la prison dorée que j'avais connue. C'était devenu un refuge. Notre refuge. Les murs de marbre, autrefois froids et intimidants, semblaient maintenant retenir une chaleur douce, la chaleur de notre réconciliation. Vincenzo était là, dans notre chambre, un lion blessé confiné dans une cage trop petite. Je prenais soin de lui, chaque jour, chaque heure, chaque minute, comme si en le touchant, en le soignant, je pouvais effacer nos disputes, nos blessures, ce mois passé loin de notre domicile et les cinq jours d'enfer que nous avions vécus séparés par un coma.La vie semblait reprendre son cours, un cours lent, apaisé, comme un fleuve après la crue. Vincenzo était sous l'effet de calmants, mais il restait un patient difficile. Le roi de Naples n'était pas fait pour l'immobilité. Il ressemblait plus que jamais à un lion en cage, tournant en rond dans notre chambre, sa force physique retenue par des blessures
VincenzoLe retour à la conscience fut un lent et douloureux voyage à travers un brouillard épais, saturé de l'odeur âcre de l'antiseptique et du bourdonnement incessant des machines. Mes paupières étaient lourdes, collées, comme scellées par le poids du sommeil et de la douleur, refusant de laisser la lumière crue de la réalité s’immiscer. Un filet de lumière blafarde perçait à travers les fentes, et j'entendis un bip régulier, lancinant, un métronome macabre qui rythmait mon retour à la vie, chaque impulsion électrique me rappelant ma fragilité. La gorge était sèche, râpeuse, comme si j'avais avalé du sable, et une douleur lancinante irradiait de mon épaule gauche et du bas de mon dos, des feux brûlants qui me rappelaient ma chute, la chute de l'homme, la chute du parrain.Je luttai pour ouvrir les yeux, mes muscles endoloris protestant à chaque effort. La pièce était floue, des formes indistinctes se mouvant dans un halo laiteux. Puis,
AvaLes jours s'étiraient, des fils invisibles tissés de silence et de peur, chacun plus lourd que le précédent, pesant sur mes épaules comme un linceul de plomb. Les ombres s'allongeaient, puis se raccourcissaient, mais le temps, lui, restait figé. Cinq jours. Cinq éternités depuis que le monde avait basculé, depuis que le corps de Vincenzo s’était effondré sur le trottoir. Son sang maculant ma robe, cet écarlate si vibrant, si violent, était désormais un souvenir poisseux, une empreinte indélébile sur mon esprit. Ses derniers mots, un aveu d’amour déchirant, s’étaient perdus dans le fracas des balles, une litanie inachevée qui me hantait chaque seconde. Cinq jours que son souffle, autrefois un brasier, n’était plus qu’une faible pulsation, une promesse incertaine de vie, maintenue par le bourdonnement incessant des machines qui l'entouraient. Chaque fil, chaque tube, chaque écran clignotant était une corde tendue entre la vie et la mort, une l