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Chapitre 6 :

Author: LGRINA
last update Last Updated: 2025-07-24 03:34:54

J’ignore depuis combien de temps nous roulons sur cette route sombre. Mais cela fait bien longtemps que je n’ai plus prononcé un seul mot. Mes yeux sont fixés sur la chaussée, sur ces silhouettes anonymes qui vivent leur vie après le coucher du soleil. Il doit être aux alentours de vingt-deux heures. Les rues sont presque désertes, mais on croise encore quelques passants qui vont et viennent. Certains sortent des derniers magasins encore ouverts, d’autres marchent vite pour rentrer chez eux, retrouver leurs familles.

Scott allume la radio. Une édition spéciale du soir est diffusée. Je n’y prête pas attention, mais lui semble captivé.

Après un long moment de silence, Scott coupe le moteur de sa Toyota. Le rugissement du véhicule s’éteint. Je tourne la tête vers la maison sur ma gauche. C’est un joli petit endroit. Les murs sont peints en blanc, il y a une terrasse et un petit jardin bien entretenu. Je regarde ensuite à l’arrière et secoue doucement Samantha.

— Sam’ ? On est arrivées.

Elle ne réagit presque pas. Scott sort, fait le tour de la voiture et ouvre une des portières arrière.

— Je vais l’aider à marcher, dit-il.

J’acquiesce d’un signe de tête avant de sortir à mon tour.

— Elle habite juste en face.

On l’aide à avancer. Arrivés devant la porte, je frappe trois fois. Quelques secondes plus tard, le visage de Tony apparaît. Sa ressemblance avec sa sœur est frappante. En fait, ce sont des jumeaux. Les mêmes cheveux blonds satinés, les mêmes yeux bleu clair, presque translucides. Pourtant, il dégage une énergie très différente. Là où Samantha est vive, impulsive, Tony semble calme et posé, mais pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Son regard froid et distant dit tout : il vaut mieux ne pas le chercher.

— Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? demande-t-il, agacé.

— Elle a bu… trois verres de whisky, je crois.

En réalité, je doute même qu’elle se soit arrêtée à trois, vu son état. Tony ne dit rien, mais je vois bien que ça l’agace. Il prend le relais sans un mot.

Samantha est rentrée. C’est mon tour maintenant. Je traverse la rue et me retrouve devant ma maison. Une petite bâtisse sans jardin, juste un perron. Je m’arrête devant la porte. Scott s’arrête aussi, juste derrière moi. Je me retourne. Nos regards se croisent. Mes mains se serrent doucement contre ma poitrine.

— Merci encore, Scott. Passe une bonne nuit.

— Arrête de me remercier, dit-il en souriant. Depuis quand t’es aussi romantique avec moi ? Ce « Cocktail des Anges » t’a vraiment secouée, on dirait.

Le mot « romantique » me reste en tête. L’entendre dans sa bouche, après ce que mon père m’a dit… ça me gêne un peu. Ça me trouble. Parce que ce que je ressens pour Scott, c’est purement amical. Et je sais que lui aussi. Mais les mots de mon père m’ont peut-être semé le doute. Je commence à suranalyser chaque geste, chaque regard, chaque mot. C’est étrange.

— Ça s’appelle la politesse, tu connais ? je lui lance en souriant.

Je me retourne rapidement et pose la main sur la poignée de la porte. Il rit derrière moi. Puis j’entends ses pas s’éloigner.

J’entre. Tout de suite, je tombe sur l’escalier qui mène à l’étage, aux deux seules chambres de la maison : une pour moi, une pour mon père.

À côté des marches, le couloir mène au salon et à la cuisine. Je remarque une lumière allumée. J’avance doucement et m’arrête devant l’entrée du salon.

Mon père est assis à la table à manger, les lunettes sur le nez.

— Era… T’étais où ? J’étais inquiet.

Je m’appuie contre l’encadrement de la porte. D’ici, je vois à la fois le salon et la cuisine ouverte.

— J’étais avec Sam.

Il hoche la tête, les yeux toujours concentrés sur une pile de papiers éparpillés sur la table. Je m’approche.

— Tu fais quoi ? je demande en allant me servir un verre d’eau.

Il soupire. Je sens qu’il est fatigué, préoccupé. Et ça m’inquiète.

— De la compta… J’ai reçu les factures d’électricité, d’eau, et… il s’interrompt. J’ai pas envie de t’embêter avec ça. Concentre-toi sur tes études.

Mais je l’entends. Le ton de sa voix suffit. Il ne va pas bien. Je m’assois à côté de lui. Il se frotte le visage avec les mains. Je le connais. Même dans les pires moments, il fait tout pour me cacher ses peines. Il refuse que je voie la peur dans ses yeux. Mais comme il me l’a toujours dit :

— Toi et moi contre le reste du monde, papa…

Ma voix se brise. Ma poitrine est lourde. Je repose mon verre d’eau sur la table. Mon regard se fixe sur lui. Son visage s’abandonne, ses traits s’effondrent. Il est triste. Dévasté. Et ça me ronge de l’intérieur. Ces quelques mots, ils sont tout pour nous deux. Un pacte silencieux. Un ancrage.

— Ne me cache rien. S’il te plaît.

— Je dois… énormément d’argent. Et je crois que je vais devoir vendre le café, Era.

« Vendre le café ». Non. Jamais. Ce n’est pas qu’un café. C’est son rêve. Sa reconstruction. Après la mort de maman, c’est la seule chose qui l’a aidé à se relever. C’était la première fois que je le voyais aussi investi dans quelque chose. Et puis, il y a tous ces gens à qui on donne le sourire, tous ces habitués qui ont rendu le “Billy Café” magique.

— Non. Il y a forcément une autre solution.

Ma voix est faible, mais ma peine est immense. J’aimerais pouvoir faire quelque chose. N’importe quoi. Pour qu’il garde son bébé. Son œuvre.

Alors je m’accroche. De toutes mes forces. Je m’accroche à l’espoir.

— Il n’y en a pas, chérie. J’ai tout essayé.

Il baisse la tête. Et je le vois. Sa détresse. Elle est écrasante. Elle l’étouffe. Elle le courbe. Moi, j’aimerais tellement le soulager, mais je ne sais pas comment. Mon seul boulot en dehors des cours, c’est au café.

Je réfléchis. Je me torture l’esprit parce que lui aussi se bat. Je passe en revue toutes les idées possibles, mais aucune ne semble tenir debout. Pourtant, je refuse d’abandonner. Ce serait lâche. Et les White ne sont pas lâches. On a traversé tant de tempêtes. Tant d’épreuves. On s’en est toujours sortis.

Alors, cette fois encore… on s’en sortira. Ensemble.

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