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Sous les ailes d’Angel
Sous les ailes d’Angel
Author: LGRINA

Chapitre 1 : Le Billy Café

Author: LGRINA
last update Last Updated: 2025-06-26 20:03:03

Je porte mon tablier beige, froissé, un peu collé par la chaleur de la cuisine. Un stylo est coincé derrière mon oreille, prêt à noter n’importe quelle commande qui tomberait au dernier moment. Mes cheveux sont attachés en queue-de-cheval, mais quelques mèches rebelles s’échappent pour venir gratter ma nuque et me chatouiller le cou. J’ai faim. Une dalle qui me ronge le ventre plus fort que la fatigue, plus forte que tout, même que l’odeur enivrante du café chaud et du sirop d’érable.

Le juke-box grésille dans un coin, crachant un vieux morceau des années 60. Les notes sont un peu fausses, un peu cabossées, mais elles dansent dans l’air comme si elles avaient encore des souvenirs à raconter. Les sièges rouges en cuivre reflètent la lumière dorée, luisants là où les clients ont posé leurs mains depuis des décennies, comme si chacun avait laissé un peu de son histoire. Les tables collent sous mes doigts, chaudes et humides, vibrantes du tumulte du café.

— « Un café, vite s’il vous plaît ! »

Le cri fend l’air comme un coup de fouet. Mes jambes réagissent avant même que mon cerveau ait eu le temps de réfléchir. Je zigzague entre les tables serrées, le plateau tremblant à chaque pas. Les odeurs de café et de sirop d’érable se mêlent à celles des gaufres et de la pâte encore chaude. Mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il va se mettre à émettre lui aussi un parfum sucré et brûlant.

Je m’arrête devant le couple Bloom. Deux visages ridés, chaleureux, comme des écorces d’arbres anciennes mais solides. Madame Bloom me glisse une pièce dans la main, chaude contre ma paume.

— « Voilà, Era. Elle te portera chance. »

Je secoue la tête, gênée.

— « C’est trop, Madame Bloom… »

Mais elle ouvre mes doigts un à un, comme on apprivoise un oiseau apeuré, et y dépose la pièce avant de refermer ma main.

— « Garde-la, ma chérie. Elle a traversé trois générations. C’est ma façon de te dire… que la vie continue. »

Je serre le métal contre ma peau, le cœur lourd et léger à la fois. Déjà, le tumulte me rappelle à l’ordre. Jour de gaufres. Jour de foule. Jour d’épuisement.

Les commandes s’enchaînent, les cafés s’alignent. Mes jambes brûlent, mes baskets me mordent les pieds comme pour me punir de ne pas m’arrêter. Je m’éclipse dans la réserve, avale une gorgée d’air et tombe sur une chaise. Mes chevilles protestent, mes épaules ploient. Je retire mes chaussures, libérant mes pieds meurtris, et laisse mes cheveux glisser en cascade sur mes épaules. Quelques minutes. Juste quelques minutes pour disparaître. Mais ici, le temps ne m’appartient pas. Pas quand je suis « la fille du patron ».

Derrière l’odeur sucrée des gaufres et des cafés, une autre odeur me revient toujours. Celle, métallique et froide, des chambres d’hôpital. Maman, fragile, prisonnière de machines qui clignotaient, qui respiraient pour elle. Le bip régulier… et puis le silence éternel. Depuis ce 12 septembre 2011, la mort est tapie dans ma poitrine, prête à m’étrangler chaque fois que mes yeux se mouillent.

La porte claque. Samantha entre, ses boucles blondes rebondissant sur ses épaules. Je chasse mes larmes, rattache mes cheveux, renfile mes chaussures, et retourne au front.

Au milieu de la salle, mon père s’avance. Large, rassurant, chemise rouge à carreaux, jean un peu usé, bottes noires. Ses yeux clairs cherchent les miens et je glisse dans son étreinte. Dans ses bras, je retrouve un souffle de paix que rien d’autre ne peut me donner.

Puis l’air change. Neuf heures pile. La porte s’ouvre et tout s’arrête.

Angel De La Touré entre. Chaque pas résonne comme un coup de tonnerre sur le sol ciré. Haut, large d’épaules, costume noir impeccable qui dessine ses lignes puissantes. Ses cheveux sombres, légèrement décoiffés, captent la lumière et brillent comme des mèches d’encre sous le soleil. Son parfum boisé et ambré m’empoigne avant même qu’il ne parle, envahit mes poumons et m’étourdit.

Et ses yeux. Dieu, ses yeux !

Verts. Intenses. Hypnotiques.

Un vert qui incendie, qui dévore, qui brise.

Mon cœur cogne à tout rompre. Mes jambes tremblent. Mes poumons se ferment comme si l’air avait cessé d’exister. Mon corps entier me trahit.

C’est physiologique. Animal. Brutal.

Cœur en panique. Poumons en apnée. Peau en feu.

Il s’assoit. Seul. D’un geste précis, il sort son téléphone, sans même lever les yeux.

Je reste plantée là, le plateau vide entre les mains. Mon regard est fixé sur ses doigts qui manipulent son téléphone avec une précision presque mécanique. Chaque mouvement est contrôlé, chaque tapotement nerveux, et je me surprends à le détailler sans même respirer. Je ne dis rien. Je ne peux rien dire. Les mots se coincent dans ma gorge.

Puis, enfin, il lève les yeux et semble sentir ma présence. Sa voix m’arrache un frisson.

— Tu comptes rester là ou tu vas prendre ma commande ?

Je cligne des yeux, convaincue que j’hallucine. Mon cerveau refuse de fonctionner normalement. Je bégaie, incapable de former une phrase cohérente. Mes mains, moites, s’agrippent à mon tablier, que je frotte machinalement pour tenter de reprendre contenance. Lentement, je tends la main vers mon carnet de notes.

— « Oui… oui, bien sûr… » finis-je par murmurer, les mots presque avalés par ma nervosité.

Je note chaque mot qu’il prononce, chaque détail de sa commande, mais mes yeux glissent malgré moi vers son visage, puis ses mains, puis encore ses yeux. Mon stylo, trahissant ma distraction, trace quelque chose d’inattendu : Angel, suivi d’un petit cœur maladroit. Je retiens un rire nerveux et j’efface presque immédiatement le trait, honteuse, mais une part de moi sourit quand même.

— Un café. Sans sucre , répète-t-il, sa voix grave et rugueuse qui glisse comme une lame sur ma peau.

Je chancelle. La tasse que je porte tremble entre mes mains. Samantha ricane derrière moi :

— Encore ce gosse de riche, “De La Gouré” ou je sais pas quoi ! Tant qu’il laisse des pourboires, je m’en fiche. »

— « C’est De La Touré », murmurai-je sans réfléchir, presque tremblante.

Je m’avance, chaque pas me rapprochant de lui et me dérobant un peu plus le souffle. Mon père tente d’intervenir, mais Angel ne lui accorde qu’un simple hochement de tête, glacial, distant.

Puis il lève enfin les yeux vers moi. Deux secondes. Ses iris verts me traversent, me consument. Deux secondes suffisent à suspendre le monde autour de moi. Deux secondes… et je me sens fondre, piégée dans son regard froid et hypnotique.

Je suis incapable de détourner les yeux. Mon corps tremble, mon souffle se coupe. Tout ce que je sais, c’est que je suis là, plantée devant lui, un plateau vide dans les mains, incapable de penser, incapable de respirer normalement. Et pourtant, chaque mot qu’il prononce, chaque geste qu’il fait avec ce calme glacial, me happe un peu plus dans un vortex que je ne veux pas quitter.

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