Mes yeux sont à moitié fermés, car je lutte contre le sommeil. J’ignore depuis combien de temps nous sommes là, mais l’homme qui fumait de l’autre côté de la route est déjà parti. Le temps devient de plus en plus frais, et je frissonne comme un poussin mouillé. Une brume épaisse sort de ma bouche, qui évacue l’air chargé d’oxygène remplissant mes poumons. Le bruit d’un klaxon me vrille les oreilles, puis la lumière blanche des phares d’une voiture m’éclaire. Je lève les yeux vers cette dernière et je souris en voyant le conducteur de cette bagnole blanche. C’est une vieille Toyota. Elle se gare juste devant moi. J’entends la détonation de la portière. Puis, quelques secondes plus tard, un visage familier apparaît devant moi. Scott, avec ses cheveux châtains et ses yeux noirs, vient d’arriver. Il est plutôt musclé et porte un blouson noir, un jean bleu ainsi qu’une paire de bottes hautes noires. Il s’approche lentement de moi. Je me lève, ce qui réveille Samantha au passage. — Qu’est
Samantha s’est éclipsée. Je ne sais pas où elle est allée, mais soudainement, j’ai eu cette sensation étrange d’être épiée. Comme si des yeux invisibles suivaient chacun de mes gestes. J’ai décidé de me réfugier aux vestiaires. Je me poste devant le miroir, le cœur lourd. J’ai envie de chialer mais, les larmes ne coulent plus. J’ai assez pleuré. J’ai tout vidé, tout donné. Alors j’essuie mon visage sec, je le rince à grandes eaux, je frotte fort, comme si cette eau pouvait me purifier, me laver… Me laver de ces images incrustées dans mon crâne depuis mes huit ans. Ces images que je ne souhaite à personne de voir. Personne ne devrait voir un de ses parents mourir lentement, impuissamment. C’est ce qui me ronge. Ce qui me déchire. Ça lacère ma peau de l’intérieur, et les cicatrices restent. Invisibles, mais présentes. Ça me bouffe vivante, comme un parasite collé à mes os. Je ferme le robinet et me retourne brusquement. J’entends quelque chose. Des gémissements… faibles, étouffés, à
Era, je te présente Angel de la Touré. L’un de nos plus fidèles clients, poursuit mon père. J’ai des hauts-le-cœur. Dans ce même organe vital qui ne pompe plus assez de sang. Ça pompe lentement. Très doucement. Et le monde tourne au ralenti. — Bonjour, Era, répond Angel d’un ton sec. Mon nom dans sa bouche est comme la feuille d’un arbre qui flotte sur l’eau. Mon nom dans sa bouche est comme les battements rapides d’un aigle. Je suis sûre que lorsqu’il sortira d’ici, il aura oublié mon prénom, qui n’a pourtant que trois lettres : Era. — Bonjour. Ma voix est écrasée, si petite que je n’arrive même pas à l’entendre moi-même. Mon cerveau me hurle de quitter cet endroit. De fuir son emprise. Alors, je pars, car son café est servi et c’est tout ce qu’il attend de moi. Je marche jusqu’à la cuisine, où un tas de gaufres attendent d’être servies. Je prends deux assiettes, puis je retourne dans la salle. J’ai des palpitations lorsque mes yeux ne le voient plus. Lui, Angel. Il est parti et
La salle fait silence. Mon père s’apprête à faire son fameux discours avant de servir les gaufres. Tout le monde attend qu’il parle. Samantha, ainsi que les autres employés, sont là aussi. Des paires d’yeux se posent sur moi, me traversent, et je me sens transparente. Tous ces regards font monter mon angoisse. Mais lorsque les bras de mon père se referment sur moi, je suis rassurée. Il a ce don-là. Le don de me réconforter par un simple contact. Voilà qui est Billy Andrews White. Un homme bon. Gentil. Serviable. Je le regarde de bas en haut. Chaque trait de son visage, presque ridé, me réchauffe le cœur. Ses cheveux longs sont attachés en un chignon lâche. Sa barbe, mal rasée, lui couvre le menton. Il porte sa chemise rouge à carreaux, son jean et ses bottes noires montantes. Il s’éclaircit la gorge avant de parler. — Bonjour à tous, et bienvenue au Billy Café. C’est toujours un plaisir de vous recevoir… surtout un lundi matin. Merci à tous ceux qui se sont déplacés. Je n’ai pas gr
— Du café s’il vous plaît ! Mes pieds s’activent aussitôt. Je traverse rapidement la salle, esquivant les tables serrées. Mes mains tiennent un plateau tremblant sous le poids de la fatigue. Je m’arrête devant un couple de personnes âgées, puis je dépose délicatement les deux tasses fumantes devant eux. Le mari, un habitué du café — et un ami de mon père — me remercie d’un sourire qui fait danser les rides autour de ses yeux. Sa femme, tout aussi douce, me tend une pièce. Je lui rends un sourire chaleureux, tentant d’ignorer le gonflement de son visage fatigué. Ses joues sont rebondies, et ses cheveux d’un blanc pur sont attachés en une queue-de-cheval basse. — Voilà une pièce pour toi. Elle te portera chance, ma petite Era. Ses mots me réchauffent le cœur, et la tendresse dans sa voix fait naître sur mes lèvres un sourire sincère, presque enfantin. — C’est gentil, Madame Bloom… mais je ne peux pas accepter un tel cadeau, dis-je avec politesse. Elle me saisit doucement la main,