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Sous les ailes d’Angel
Sous les ailes d’Angel
Author: LGRINA

Chapitre 1 : Era

Author: LGRINA
last update Last Updated: 2025-06-26 20:03:03

— Du café s’il vous plaît !

Mes pieds s’activent aussitôt. Je traverse rapidement la salle, esquivant les tables serrées. Mes mains tiennent un plateau tremblant sous le poids de la fatigue. Je m’arrête devant un couple de personnes âgées, puis je dépose délicatement les deux tasses fumantes devant eux. Le mari, un habitué du café — et un ami de mon père — me remercie d’un sourire qui fait danser les rides autour de ses yeux. Sa femme, tout aussi douce, me tend une pièce. Je lui rends un sourire chaleureux, tentant d’ignorer le gonflement de son visage fatigué. Ses joues sont rebondies, et ses cheveux d’un blanc pur sont attachés en une queue-de-cheval basse.

— Voilà une pièce pour toi. Elle te portera chance, ma petite Era.

Ses mots me réchauffent le cœur, et la tendresse dans sa voix fait naître sur mes lèvres un sourire sincère, presque enfantin.

— C’est gentil, Madame Bloom… mais je ne peux pas accepter un tel cadeau, dis-je avec politesse.

Elle me saisit doucement la main, déplie mes doigts un à un, et dépose la pièce au creux de ma paume avant de refermer mes doigts sur elle.

— Garde-la. Elle date de 1914. Ma grand-mère l’a offerte à ma mère, qui me l’a donnée juste avant de mourir.

Je n’ai plus le choix. Je hoche la tête et la remercie d’un regard. Puis je me détourne à contrecœur, car d’autres clients attendent. Le café est bondé ce matin, comme chaque lundi. C’est jour de gaufres au sirop d’érable, la spécialité de mon père. Et tout le monde en raffole. Moi la première.

Une odeur sucrée flotte dans l’air, douce et entêtante. Les clients deviennent impatients, les commandes s’enchaînent. Je cours entre les tables, je sers café sur café, et mes pieds me crient grâce. Mes baskets me serrent, mes jambes me brûlent. À bout, je décide de prendre une pause dans la réserve. Samantha, l’une des serveuses, prend le relais.

Je m’assois sur une chaise en soupirant, puis je retire mes chaussures. Mes chevilles me lancent, la douleur est vive. Je grimace et laisse ma tête tomber en arrière. Ma main passe dans mes cheveux pour les détacher. Ils tombent en cascade, jusqu’à mes épaules. J’inspire profondément, tentant de libérer ma cage thoracique, comprimée par la fatigue et le stress. Cela fait plus de deux heures que je travaille sans pause.

Être la fille du patron, ce n’est pas de tout repos. Je dois faire mes preuves. Travailler deux fois plus que les autres. Et avec mes études d’infirmière en parallèle, je perds pied. Je n’ai plus le temps pour moi. Mes amis se font rares. Je sors peu. Mais je le fais pour lui. Pour mon père. Parce qu’il n’a plus que moi depuis que maman est partie.

Cela fait douze ans. Douze ans, et j’ai encore l’impression que c’était hier. J’avais huit ans quand il est venu me chercher à l’école. Il n’a rien dit. Il m’a juste tenue par la main, fort, jusqu’à l’hôpital. Je me souviens encore du lit. De cette robe blanche. De l’appareil qui clignotait, censé la maintenir en vie. Et du son… ce son insupportable, régulier… puis plus rien. Juste une ligne droite.

Après deux longues années de coma, elle s’est éteinte.

Et ce souvenir me hante. Me lacère la poitrine. À chaque fois que j’y pense, c’est comme une crise d’angoisse qui me ronge. Je suffoque. Mes yeux s’emplissent de larmes, et ces larmes brûlent tout ce qu’elles touchent à l’intérieur. C’est pour elle que j’ai choisi de devenir infirmière. Pour sauver des vies. Parce que je n’ai pas pu sauver la sienne. J’étais trop petite. J’avais des rêves d’enfant. Je croyais que l’amour d’une mère pouvait tout réparer.

Mais elle est partie.

Avant moi.

Avant de voir la femme que je suis devenue.

Je pleure. Silencieusement. Personne ne voit. Personne ne sait. Personne ne peut comprendre.

La porte de la réserve s’ouvre. Samantha entre. Je sèche mes joues d’un revers de main, vite, presque instinctivement. Elle ne remarque rien. Tant mieux. Je n’ai pas besoin d’entendre, encore une fois, que “ça passera”. Parce que ça ne passe pas. Douze ans plus tard, la douleur est intacte. Elle palpite dans mes entrailles. Depuis ce 12 septembre 2011, une partie de moi est morte avec elle.

Era Marjory White, la petite fille rieuse, a été enterrée ce jour-là.

Je suis encore là. Mon cœur bat. Mais à l’intérieur, je suis morte.

— Ton père a fini les gaufres. Il a besoin de toi pour les servir, m’annonce Samantha.

Je hoche la tête. Elle ressort, ses boucles blondes dansant derrière elle.

Je ravale ma salive. Il est temps de retourner bosser. Je me penche, j’enfile à nouveau ces foutues chaussures qui me blessent. Puis je rattache mes cheveux en queue-de-cheval et je sors.

Mon père est là. Tout le monde l’acclame. Il rayonne. Et dès qu’il me voit, son visage s’illumine. Ses yeux marron clair, les mêmes que les miens, brillent de fierté. Il passe une main dans ses cheveux châtain, longs et un peu ébouriffés. Puis il ouvre les bras.

Je me glisse dans son étreinte. Devant tout le monde. Je sais qu’ils nous regardent. Certains sourient. Moi, je souris timidement, mal à l’aise d’être au centre de l’attention. Mais dans ses bras, je retrouve un peu de paix.

— Ça va, mon bébé ? me chuchote-t-il.

Sa voix est douce. Rassurante. Il me regarde dans les yeux et je me rends compte à quel point j’ai hérité de lui. Sa force. Sa générosité. Son amour infini.

Il a été tout pour moi. Père. Mère. Confident. Pilier.

Je ne l’ai jamais vu pleurer. Même après la mort de maman. Il a tenu bon. Il a gardé la tête haute. Même quand on croulait sous les dettes. Même quand notre petite maison menaçait de tomber en ruine. Il a toujours tout fait pour que je me sente aimée. En sécurité. Vivante.

“Toi et moi contre le reste du monde, Era.”

Il me l’a dit après l’enterrement. Quand je n’arrivais plus à respirer sous mes sanglots.

Et aujourd’hui encore, je m’accroche à cette promesse.

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