Era, je te présente Angel de la Touré. L’un de nos plus fidèles clients, poursuit mon père.
J’ai des hauts-le-cœur. Dans ce même organe vital qui ne pompe plus assez de sang. Ça pompe lentement. Très doucement. Et le monde tourne au ralenti. — Bonjour, Era, répond Angel d’un ton sec. Mon nom dans sa bouche est comme la feuille d’un arbre qui flotte sur l’eau. Mon nom dans sa bouche est comme les battements rapides d’un aigle. Je suis sûre que lorsqu’il sortira d’ici, il aura oublié mon prénom, qui n’a pourtant que trois lettres : Era. — Bonjour. Ma voix est écrasée, si petite que je n’arrive même pas à l’entendre moi-même. Mon cerveau me hurle de quitter cet endroit. De fuir son emprise. Alors, je pars, car son café est servi et c’est tout ce qu’il attend de moi. Je marche jusqu’à la cuisine, où un tas de gaufres attendent d’être servies. Je prends deux assiettes, puis je retourne dans la salle. J’ai des palpitations lorsque mes yeux ne le voient plus. Lui, Angel. Il est parti et a laissé son café à moitié entamé sur la table. Samantha se dépêche de débarrasser. Comme d’habitude, il a laissé un pourboire. Et je ne le reverrai que demain, à neuf heures pile. C’est à quinze heures que je termine le travail. J’enlève le tablier que je portais et me voilà de nouveau en t-shirt, jean et baskets. Je détache mes cheveux, puis je sors des vestiaires. Samantha aussi est déjà changée. Elle porte une robe jaune et des ballerines noires. Elle est assise sur un banc et se refait une beauté. Soudain, une main se pose sur mon épaule. Je me retourne et croise les yeux pétillants de Jino, un autre employé qui travaille en cuisine avec mon père. Jino est plutôt mignon. Il porte une casquette, un t-shirt noir et un jean assorti. Il n’a pas beaucoup de muscles, mais il s’impose par son sourire qui ne quitte jamais ses lèvres. Ses sourcils fournis sont d’un noir aussi intense que son regard. — Alors, Era, on rentre à la maison ? — Oui. Mon père fait encore les comptes. Je vais rentrer et me reposer un peu. — Tu sais, on pourrait se voir en dehors du boulot. Je ne sais pas moi… au ciné, si ça te dit. Je sais que je ne lui suis pas indifférente, et que je lui plais, mais il n’est pas vraiment mon genre. En plus, je le considère comme un bon ami. Le genre avec qui je peux discuter de tout et de rien sans complexe, car cela fait pratiquement cinq ans qu’on se connaît. À chaque fois, je me sens obligée de le repousser gentiment pour ne pas gâcher notre amitié. Je trouve toujours une excuse, et je sais qu’il se rend compte que je l’évite. — Non. Pas pour le moment. Je suis en période d’examens. Il faut que je me concentre. Il affiche une mine triste et déçue. Ça me fend le cœur, mais je préfère ça plutôt que de lui dire clairement qu’il ne m’intéresse pas. — D’accord, je comprends. — On s’appelle, Jino. Tu as mon numéro, alors appelle quand tu veux. Il hoche la tête avant de s’éclipser. C’est au tour des bras de Samantha d’envahir mes épaules. — Ça te dit qu’on aille boire un verre dans ce nouveau bar branché sur Avenue Street ? — Non, je dois réviser Sam’. Peut-être une prochaine fois ? — Arrête ça, Era. Ne me sors pas une excuse comme à Jino. Les examens sont prévus pour le mois d’août, et nous sommes encore en juin. Ce qui veut dire que tu as au moins dix minutes à m’accorder. Allez quoi ! C’est juste un verre, promis. Samantha est bien la seule personne dans ce café à qui il m’est difficile de mentir. Elle est au courant de tout. En plus, elle sort avec un étudiant de ma fac, alors ça ne m’étonne pas qu’elle connaisse nos calendriers académiques. Je finis donc par accepter. Elle sautille de joie et me traîne jusqu’à ce fameux bar. ⸻ Ça sent la sueur, le tabac et l’alcool à plein nez ! Je m’attendais à mieux, surtout après les éloges que Samantha m’a faits sur ce bar situé à Avenue Street. Cet endroit est rempli d’hommes, majoritairement. Leur testostérone embaume la pièce. Ça crie, ça hurle, et j’ai déjà envie de rentrer chez moi. Mais Samantha avance, car rien ne peut lui ôter l’envie de boire, je l’ai bien compris. Elle pose son fessier sur un tabouret en face du barman. Je la suis. Le jeune homme nous jauge. Il passe de moi à elle en une fraction de seconde. Ses yeux d’un noir profond s’attachent aux miens. Il me fixe longuement, et cela commence à me mettre mal à l’aise. Lorsque Sam’ prend la parole, il se concentre sur elle. — Ce sera deux shots de whisky, s’il vous plaît. — Avec ou sans glaçons ? demande-t-il alors que son regard se pose à nouveau sur moi. — Non, je veux un verre de Coca Light, s’il vous plaît. Merci, j’interviens, fuyant les yeux aguicheurs de ce barman. Il prépare nos verres. Je sens le regard furieux de Samantha, qui ne va pas tarder à me reprocher d’avoir refusé un verre d’alcool pour une boisson non alcoolisée. — Ton père n’est pas là, et je ne lui dirai pas que tu as bu de l’alcool. Tu peux boire autant que tu veux. S’il y a bien une chose que mon père déteste, c’est l’alcool. Et je ne peux pas rentrer dans sa maison après avoir picolé. Même si j’ai vingt ans, je reste sa fille, et je sais qu’il se fâchera si je rentre bourrée. En plus, je ne suis pas vraiment fan du whisky. C’est trop fort pour moi. Donc je me contente de boire du Coca, quitte à passer pour une sainte-nitouche. — J’ai pas vraiment envie de boire. Et puis ce bar me met un peu mal à l’aise. La musique est trop forte, et la lumière du jour ne nous éclaire plus. C’est sombre, et c’est rempli d’hommes. Samantha et moi sommes comme de vulgaires brebis au milieu d’une meute de loups, et j’aime pas ça du tout. — C’est vrai que nous sommes les deux seules représentantes de la gente féminine, mais ne fais pas attention à tous ces mecs qui boivent et discutent de football. Dès que t’as fini ton verre, je te dépose chez toi. Samantha a deux ans de plus que moi, mais elle me traite comme si j’étais une gamine. Elle n’est typiquement pas le genre de personne avec qui je traîne d’habitude, car nos goûts sont différents. Elle aime les endroits festifs, l’alcool et les mecs, mais moi je déteste ça. J’ai horreur du bruit. Je préfère rester chez moi et passer du temps avec mon père.Mes yeux sont à moitié fermés, car je lutte contre le sommeil. J’ignore depuis combien de temps nous sommes là, mais l’homme qui fumait de l’autre côté de la route est déjà parti. Le temps devient de plus en plus frais, et je frissonne comme un poussin mouillé. Une brume épaisse sort de ma bouche, qui évacue l’air chargé d’oxygène remplissant mes poumons. Le bruit d’un klaxon me vrille les oreilles, puis la lumière blanche des phares d’une voiture m’éclaire. Je lève les yeux vers cette dernière et je souris en voyant le conducteur de cette bagnole blanche. C’est une vieille Toyota. Elle se gare juste devant moi. J’entends la détonation de la portière. Puis, quelques secondes plus tard, un visage familier apparaît devant moi. Scott, avec ses cheveux châtains et ses yeux noirs, vient d’arriver. Il est plutôt musclé et porte un blouson noir, un jean bleu ainsi qu’une paire de bottes hautes noires. Il s’approche lentement de moi. Je me lève, ce qui réveille Samantha au passage. — Qu’est
Samantha s’est éclipsée. Je ne sais pas où elle est allée, mais soudainement, j’ai eu cette sensation étrange d’être épiée. Comme si des yeux invisibles suivaient chacun de mes gestes. J’ai décidé de me réfugier aux vestiaires. Je me poste devant le miroir, le cœur lourd. J’ai envie de chialer mais, les larmes ne coulent plus. J’ai assez pleuré. J’ai tout vidé, tout donné. Alors j’essuie mon visage sec, je le rince à grandes eaux, je frotte fort, comme si cette eau pouvait me purifier, me laver… Me laver de ces images incrustées dans mon crâne depuis mes huit ans. Ces images que je ne souhaite à personne de voir. Personne ne devrait voir un de ses parents mourir lentement, impuissamment. C’est ce qui me ronge. Ce qui me déchire. Ça lacère ma peau de l’intérieur, et les cicatrices restent. Invisibles, mais présentes. Ça me bouffe vivante, comme un parasite collé à mes os. Je ferme le robinet et me retourne brusquement. J’entends quelque chose. Des gémissements… faibles, étouffés, à
Era, je te présente Angel de la Touré. L’un de nos plus fidèles clients, poursuit mon père. J’ai des hauts-le-cœur. Dans ce même organe vital qui ne pompe plus assez de sang. Ça pompe lentement. Très doucement. Et le monde tourne au ralenti. — Bonjour, Era, répond Angel d’un ton sec. Mon nom dans sa bouche est comme la feuille d’un arbre qui flotte sur l’eau. Mon nom dans sa bouche est comme les battements rapides d’un aigle. Je suis sûre que lorsqu’il sortira d’ici, il aura oublié mon prénom, qui n’a pourtant que trois lettres : Era. — Bonjour. Ma voix est écrasée, si petite que je n’arrive même pas à l’entendre moi-même. Mon cerveau me hurle de quitter cet endroit. De fuir son emprise. Alors, je pars, car son café est servi et c’est tout ce qu’il attend de moi. Je marche jusqu’à la cuisine, où un tas de gaufres attendent d’être servies. Je prends deux assiettes, puis je retourne dans la salle. J’ai des palpitations lorsque mes yeux ne le voient plus. Lui, Angel. Il est parti et
La salle fait silence. Mon père s’apprête à faire son fameux discours avant de servir les gaufres. Tout le monde attend qu’il parle. Samantha, ainsi que les autres employés, sont là aussi. Des paires d’yeux se posent sur moi, me traversent, et je me sens transparente. Tous ces regards font monter mon angoisse. Mais lorsque les bras de mon père se referment sur moi, je suis rassurée. Il a ce don-là. Le don de me réconforter par un simple contact. Voilà qui est Billy Andrews White. Un homme bon. Gentil. Serviable. Je le regarde de bas en haut. Chaque trait de son visage, presque ridé, me réchauffe le cœur. Ses cheveux longs sont attachés en un chignon lâche. Sa barbe, mal rasée, lui couvre le menton. Il porte sa chemise rouge à carreaux, son jean et ses bottes noires montantes. Il s’éclaircit la gorge avant de parler. — Bonjour à tous, et bienvenue au Billy Café. C’est toujours un plaisir de vous recevoir… surtout un lundi matin. Merci à tous ceux qui se sont déplacés. Je n’ai pas gr
— Du café s’il vous plaît ! Mes pieds s’activent aussitôt. Je traverse rapidement la salle, esquivant les tables serrées. Mes mains tiennent un plateau tremblant sous le poids de la fatigue. Je m’arrête devant un couple de personnes âgées, puis je dépose délicatement les deux tasses fumantes devant eux. Le mari, un habitué du café — et un ami de mon père — me remercie d’un sourire qui fait danser les rides autour de ses yeux. Sa femme, tout aussi douce, me tend une pièce. Je lui rends un sourire chaleureux, tentant d’ignorer le gonflement de son visage fatigué. Ses joues sont rebondies, et ses cheveux d’un blanc pur sont attachés en une queue-de-cheval basse. — Voilà une pièce pour toi. Elle te portera chance, ma petite Era. Ses mots me réchauffent le cœur, et la tendresse dans sa voix fait naître sur mes lèvres un sourire sincère, presque enfantin. — C’est gentil, Madame Bloom… mais je ne peux pas accepter un tel cadeau, dis-je avec politesse. Elle me saisit doucement la main,