LOGINValentina
Son regard revient à moi. Il balaie mon visage, y lit ma terreur absolue, ma révulsion physique, la nausée qui me tord les entrailles, la trahison de mon propre corps qui tremble sans contrôle. Et dans ses yeux à lui, je ne vois ni remords, ni excitation sadique, ni même de la satisfaction. Rien. Un vide profond, poli comme un miroir noir. Et au fond de ce vide, une lueur minuscule, une curiosité morbide, comme s’il observait l’effet de son poison sur un animal rare.
Il se lève alors, lentement, déployant toute sa hauteur, dominant l’espace autour de lui, l’aspirant. Il jette une liasse de billets sur la table, bien plus que le prix de la bouteille. Assez pour payer le nettoyage, le silence, et l’âme de tous les témoins. Il s’approche de moi. Mes pieds sont scellés au sol, mon corps refuse d’obéir. Je suis clouée, pétrifiée par ce regard qui revient vers moi, m’engloutissant.
Il s’arrête si près que je peux à nouveau sentir son odeur, cette fois mêlée indélébilement à l’effluve cuivré, sucré, du sang frais. Le contraste est atroce. Il se penche, ses lèvres à quelques millimètres de mon oreille. Son souffle est chaud, sa voix un murmure intime qui semble vibrer dans mes os, me transpercer.
— Tu vois ce que je suis, Valentina. Tu vois l’abîme dont je te parlais. Là où la noirceur n’est pas un accident, mais une demeure.
Il se redresse, ses yeux noirs plongeant dans les miens, cherchant au-delà de la peur, cherchant cette étincelle dont il a parlé. Son expression est un défi, un mépris, et quelque chose d’autre, de bien plus dangereux : un appétit.
— Maintenant, si cette lumière que tu prétends avoir enterrée est réelle… si tu crois pouvoir l’approcher sans qu’elle ne soit avalée par l’ombre…
Il esquisse un sourire, le premier vrai de la soirée, un rictus d’une beauté cruelle et magnétique qui vous promet à la fois le paradis et l’anéantissement.
— Séduis-moi, si tu l’oses.
Et sur ces mots, il tourne les talons. Il traverse la cantina, indifférent aux regards baissés, aux respirations retenues, et disparaît dans la nuit de Mexico, laissant derrière lui le silence de mort, l’odeur métallique du sang qui commence à tourner, et un défi impossible qui, je le sens déjà au fond de mes entrailles frigorifiées, a cessé d’être une simple phrase. Il est devenu un aimant. Une malédiction. Et le début de tout.
Trois jours. Trois jours depuis que les mots « Séduis-moi, si tu l’oses » se sont incrustés dans ma chair comme une balle perdue, impossible à extraire. Trois jours où l’odeur de cuir, d’acier et de sang ne quitte pas mes narines, même sous la douche brûlante. Trois nuits blanches, les yeux grands ouverts dans le noir de ma chambre miteuse, à revoir en boucle la bouteille s’abattre avec une élégance mortelle, et ce regard noir qui me cherchait au-delà de l’horreur.
Je suis devenue un fantôme à La Última Lágrima. Je sers les cervezas, je nettoie les tables, je souris vaguement aux plaisanteries lourdes des clients habituels. Mais je suis ailleurs. Dans cet abîme dont il a parlé. Et le pire, c’est que je m’y attarde. Je m’interroge sur cette frontière entre la lumière et l’ombre, je ressasse ses paroles comme on avale du poison à petites doses, pour en tester l’effet.
Don Rosendo me surveille d’un œil triste. Il ne me parle plus du « départ par la cuisine ». Il sait que quelque chose a changé. Que le crochet est planté. Il se contente de soupirer lourdement en passant la serpillière sur la tache marron, à peine estompée, sur le carrelage. Un mémorial discret.
Ce soir, l’air est électrique. Un orage menace au-dessus de Mexico, et la pression étouffe la ville. La cantina est à moitié vide, les clients préférant rester chez eux. Le silence relatif est pire que le bruit habituel. Il laisse trop d’espace à mes pensées.
Et puis, il revient.
Pas comme la première fois. Pas en invasion. En apparition. Je suis en train de compter la caisse derrière le comptoir, mes doigts tachés d’encre des billets usés, quand je lève les yeux. Il est là, déjà assis à sa table, comme s’il n’en était jamais parti. Comme si l’espace s’était modelé pour l’accueillir en permanence. Il ne me regarde pas. Il fixe la rue sombre par la vitre sale, un verre de tequila déjà devant lui, plein. Il l’a apporté avec lui, ou Don Rosendo, muet de terreur, le lui a déjà servi.
Mon cœur fait un bond désagréable dans ma poitrine, un mélange nauséeux de peur, de colère et de cette fascination maudite qui me rend honteuse. Je finis de ranger les billets, les mains tremblantes. Je prends une serviette, m’essuie les mains avec une vigueur inutile. Ignore-le. Sers les autres. Fais comme s’il n’était pas là.
Mais c’est impossible. Sa présence émet une fréquence qui brouille toutes les autres. Je sens son attention, même tournée vers la vitre. C’est un poids physique sur ma nuque.
Je sers deux hommes à une table, ma voix est un murmure mécanique. En revenant vers le comptoir, mon chemin passe à deux mètres de lui. Je fixe le sol, la trace de sang à peine visible. Je accélère le pas.
— Valentina.
Ma voix. Mon nom. Prononcé de cette même voix grave, sans intonation, qui pourtant porte à travers le murmure de la télévision et le cliquetis des dominos. Un ordre déguisé en constat.
Je m’arrête. Mes orteils se recroquevillent dans mes sandales usées. Je me retourne, lentement, m’efforçant de garder mon visage neutre, lisse. Un masque.
Il a tourné la tête vers moi. Son visage est dans la pénombre, éclairé seulement par la lueur bleutée du néon du bar qui accroche le tranchant de sa pommette, le bord de ses lèvres. Ses yeux sont deux taches d’encre impénétrables.
— Vous voulez autre chose ? Ma voix est froide, professionnelle. Celle de la serveuse. Pas celle de la fille qui a tremblé et frémi trois nuits durant.
Il fait tourner son verre entre ses doigts. La bague-serpent glisse une lueur argentée.
— Assieds-toi.
— Je travaille.
— Assieds-toi. Cette fois, ce n’est plus une suggestion. C’est doux, mais c’est un mur.
Je regarde autour de moi. Don Rosendo a disparu dans l’arrière-salle. Les deux autres clients font semblant de ne rien voir, absorbés par leurs verres
. Je suis seule. Complètement seule avec lui. De nouveau.
ValentinaLe silence, après son départ, est pire qu’un coup de tonnerre. C’est un vide dense, chargé de l’effroi de tous ceux qui ont été témoins. Je suis toujours debout, le bras engourdi, le souffle court. La brûlure dans ma paume a cédé la place à un froid mortel qui remonte le long de mon bras, envahit ma poitrine, se faufile dans mes os. Qu’ai-je fait ? La question tourne en boucle, hystérique, dans ma tête. Ce n’est plus une réflexion, c’est une pulsation de terreur pure.Je sens d’abord les regards. Ils ne sont plus furtifs, effrayés de loin. Ils sont braqués sur moi, ouvertement, avec une horreur mêlée de fascination morbide. Comme on regarde quelqu’un qui vient de marcher sur une mine et qui n’a pas encore réalisé qu’elle va exploser. Personne ne bouge. Personne ne parle. Le client au comptoir tient son verre à mi-hauteur, pétrifié. Deux hommes près du billard sont figés dans une posture de jeu interrompue. L’air est devenu de la glu.Puis, un mouvement. Lent, hésitant. C’est
Valentina.— Tu ne trouveras rien, craché-je. Parce qu’il n’y a rien à trouver. Tu ne peux pas tout acheter, Diego.Il sourit, un sourire de requin.— Combien ?Le mot est lancé, simple, direct, obscène.— Quoi ?— Combien veux-tu ? Pour une nuit. Pour te donner à moi. Pour cesser cette comédie de désintérêt et admettre ce qui se passe entre nous. Nomme ton prix. Il y a un défi nouveau dans ses yeux maintenant. Celui de croire qu’il a enfin touché le fond de mon être, qu’il m’a réduite à un chiffre.C’en est trop.La rage explose.Je ne pense pas. Mon corps réagit avant mon esprit. Je me lève d’un mouvement si brusque que ma chaise racle le sol avec un crissement strident. Tout mon bras suit l’élan de ma colère, décrivant un large arc dans l’air chargé de tension.Le claquement de ma paume contre sa joue est un éclat sec, violent, qui déchire le silence du bar comme un coup de feu.Le temps se fige.Je reste là, la main en l’air, la peau de ma paume brûlante, engourdie par l’impact.
ValentinaLa tequila coule dans ma gorge, un feu liquide qui n’arrive pas à réchauffer le froid qui m’a saisie. Son regard est un poids physique sur ma peau, une exploration lente et délibérée qui me laisse nue, vulnérable, malgré mes résolutions. Chaque seconde à cette table est une éternité. Je joue un rôle, celui de la fille courageuse, mais l’effroi est là, tapi, prêt à refermer ses mâchoires sur ma feinte audace.Il lève son verre, l’observe, le fait tourner lentement. La lueur ambrée du liquide captive la faible lumière.— Alors, Valentina. Par où comptes-tu commencer ?Sa voix est douce, presque taquine. Mais l’intention derrière est tranchante comme un rasoir.Je prends une inspiration, sachant que je dois garder le contrôle de cette conversation, de ce jeu mortel.— Commencer quoi ?— Le défi. La séduction. Il pose son verre, le choc du cristal sur le bois est sec, définitif. Tu es assise là. Tu bois mon alcool. Tu soutiens mon regard. Ce sont des préliminaires acceptables. M
Valentina Le service est une épreuve. Chaque fois que la porte s’ouvre, mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Chaque silhouette masculine dans la pénombre prend un instant ses traits. La tension monte en moi, un ressort qui se serre à se briser. Je suis à la fois terrifiée à l’idée de le voir, et furieuse qu’il ne soit pas encore là. Comme s’il me faisait attendre exprès, pour user mes nerfs, pour me montrer que le tempo de cette danse macabre est le sien.Puis, vers minuit, l’atmosphère change. Une vague de silence se propage depuis l’entrée, plus profonde que les précédentes. Je n’ai pas besoin de me retourner. Je le sens. Une présence qui aspire le son, la lumière, l’air même de la pièce.Je finis de servir une bière, essuie mes mains sur mon tablier, et prends une profonde respiration. Montre-lui. Montre-lui que tu n’as pas peur. Ou du moins, que ta peur ne te contrôle pas.Quand je me retourne finalement, il est là.Assis à sa table, dans l’ombre. Il ne porte pas de costume ce
ValentinaLe jour se lève, gris et lourd, en parfaite harmonie avec l’état de siège qui règne dans notre appartement. Le petit-déjeuner se prend dans un silence de crypte, uniquement troublé par le cliquetis des cuillères sur les bols de faïence ébréchée. Le regard de ma mère, rougi et épuisé, ne me quitte pas, chargé d’une interrogation muette et désespérée. Elle cherche dans mes traits un signe de recul, une faille dans la résolution folle que j’ai affichée la veille. Je garde mon visage aussi lisse que possible, un masque de calme que je ne ressens pas. À l’intérieur, c’est la tempête.— Fais attention à toi.Elle murmure enfin, alors que je me lève pour partir à la faculté. Sa voix est rauque, usée par les larmes et l’insomnie. C’est tout ce qu’elle peut concéder. Une trêve fragile, armée d’une peur omniprésente.— Toujours, mamá.Dehors, l’air est chargé d’une humidité poisseuse. Et pour la première fois, je vois la rue avec de nouveaux yeux. Ce n’est plus simplement mon quartier
ValentinaLa panique, cette fois, est réelle, aiguë. Elle m’enfonce une lame glacée dans le ventre. Il n’a pas seulement « l’œil » sur moi. Il a des yeux partout. Un réseau d’informateurs. Une toile.— Et ce soir… continue ma mère, ses larmes coulant de nouveau librement. Don Alberto… tu sais, le veuf du troisième… il est venu me voir. Il était blanc comme un linge. Il a dit… il a dit qu’on lui avait fait passer un message. « Que la jolie serveuse de La Última Lágrima prenne soin d’elle. Les rues sont dangereuses la nuit pour les anges. » Elle éclate en sanglots bruyants. C’est une menace, Valentina ! Une menace voilée, mais c’en est une ! Tout le monde a compris. Tout le monde a peur de ce diable !Le mot est lâché. Diable. Il résonne dans la pièce pauvre, lui donnant une dimension de cauchemar.Je guide ma mère jusqu’au canapé, m’assois à côté d’elle, la berçant machinalement. Mon esprit tourne à toute allure, mais il est vide. Vide de solutions. Plein de cette image de Diego, de