Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.
Je suis restée allongée, immobile, à fixer le plafond, à écouter sa respiration devenir régulière, comme si de rien n’était. Comme s’il n’avait pas prononcé ces mots. Comme s’il ne m’avait pas, l’air de rien, demandé de vendre mon corps contre une promesse de pouvoir.
"Juste une fois."
Ces mots tournent encore dans ma tête. Juste une fois. Comme si c’était un service anodin. Comme s’il s’agissait de passer acheter du lait ou de lui repasser une chemise. Comme si j’étais un levier à actionner, une carte dans un jeu d’échecs qu’il voulait gagner.Je me suis levée avant lui. J’ai pris une douche froide. Lentement. J’ai lavé chaque parcelle de ma peau comme si je pouvais effacer ce qu’il avait insinué. Comme si je pouvais décaper l’idée elle-même. Mais ça ne part pas. C’est en moi. Ça s’est logé dans ma cage thoracique. Ça m’opprime.
Je n’ai pas pleuré. Pas une larme. Il aurait aimé, je crois. Une réaction. Une explosion. Quelque chose.
Mais non. Je suis vide. Vide de lui.Quand il est descendu, un peu plus tard, vêtu comme toujours de ses chemises impeccables et de cette tension nerveuse dans les épaules, je me suis contentée de lui adresser un simple regard.
Pas de bonjour. Pas de reproche. Rien.Il s’est arrêté sur le seuil de la cuisine. Il s’est attendu à quelque chose. Une question, une gifle, une crise.
Mais non. Je cuisinais des œufs. En silence. J’ai posé une assiette sur la table. Pas deux. Une. La mienne.Il a compris. Je l’ai vu dans ses yeux. Cette panique muette. Ce regret déjà inutile.
Je me suis assise. J’ai mangé. Il est resté debout, à me regarder comme s’il ne savait plus qui j’étais.
Et moi, je me suis demandé : est-ce qu’il m’a jamais connue ? Est-ce qu’il a jamais pris la peine de voir ce que je suis, au-delà du vernis, au-delà de ma robe, de mes gestes lisses, de cette perfection qu’il admirait comme on contemple une œuvre d’art sous verre ?
Quand j’ai terminé, j’ai lavé mon assiette. J’ai pris mon sac. J’ai glissé mes clés dans ma main. Et je suis partie.
Il n’a rien dit.
Au travail, j’étais irréprochable. Sourires polis. Dossiers impeccables. Conversation maîtrisée.
Personne ne pouvait deviner qu’un homme que j’aimais que j’ai aimé avait réduit ce que je suis à un outil de stratégie. Personne ne pouvait entendre, dans ma voix calme, l’écho d’un hurlement que je retiens depuis des heures.Je n’ai rien dit à Claire. Ni à Laure. Ce sont mes collègues, mes amies peut-être, mais comment leur dire ça ?
Il m’a demandé de coucher avec son patron pour obtenir une promotion. Qui dit ça ? Et qui reste ensuite ?Parce que je suis restée.
Je ne suis pas allée à l’hôtel. Je ne suis pas partie en claquant la porte. Je n’ai pas envoyé de message de rupture.
Je suis rentrée.Je l’ai trouvé sur le canapé, la veste froissée, les yeux cernés, l’air d’un homme qui n’a plus aucun contrôle.
Mais je n’ai rien dit.Je suis montée. J’ai refermé la porte de notre chambre sans un mot. J’ai laissé le silence parler à ma place.
Et il l’a entendu, ce silence. Il en a pâli. Les jours passent. Je ne parle toujours pas de cette nuit. Il tente parfois une approche. Un regard. Un "Tu veux qu’on discute ?". Je réponds par un soupir. Ou par mon absence.Je me maquille un peu plus. Je souris un peu moins.
Et ce soir, il a osé.
– Tu comptes m’ignorer combien de temps ? a-t-il lancé, les poings serrés.
J’ai tourné la tête vers lui, lentement.
– Tu veux une réponse honnête ou tu préfères une version qui t’arrange, comme d’habitude ?
Il a grimacé. Il a tendu la main vers moi. J’ai reculé. Juste d’un pas.
Et ce pas-là, il l’a senti comme un coup.– Iris… je suis désolé.
– Désolé ? ai-je répété. Tu m’as regardée dans les yeux, Mathias, et tu m’as demandé de me vendre.
Ma voix n’a pas tremblé. Pas une seconde.Il a baissé les yeux.
– Ce n’était pas... pas comme ça que je le voyais.
– Non. Toi, tu le voyais comme un plan. Une stratégie. Tu voyais Raphaël comme un obstacle. Et moi, comme une solution. Pas comme ta femme. Pas comme une personne. Juste... un atout.
Un silence. Brutal.
– C’était une idée, Iris.
– Oui. Une idée. Comme celles qu’on jette sans réfléchir aux conséquences. Sauf que moi, je ne suis pas un concept. Je ne suis pas une idée, Mathias. Je suis un être humain.
Il a levé la tête, enfin.
– Je t’aime.
J’ai ri. Un rire froid. Amer.
– Non. Tu veux gagner. Tu veux être admiré. Respecté. Promu. Et tu es prêt à tout pour ça. Même à me piétiner. Même à me perdre.
Et j’ai ajouté, dans un souffle :
– Je ne suis pas ton passe-droit.
Puis j’ai tourné les talons.
Et cette fois, j’ai claqué la porte.
La porte s’était refermée sur lui avec un bruit sec qui résonnait encore dans mes oreilles. Je restais là, immobile, les yeux fixés sur le vide, comme si l’air autour de moi avait soudainement cessé d’exister. Le silence était devenu trop lourd, trop étouffant, oppressant. Il m’enveloppait, m’étouffait, me rappelant à quel point j’étais seule face à cet engrenage qui se refermait inexorablement.Une semaine.Sept jours pour choisir.Sept jours pour décider si j’allais me plier à ses règles ou devenir un obstacle à écraser.Le poids de ces mots pesait sur mes épaules comme une chape de plomb. Je voulais hurler, crier ma révolte, dire non. Mais il avait raison. J’étais déjà dedans. Il suffisait d’un regard, d’une vérité trop lourde à porter, pour que le piège se referme.Je m’appuyai contre le mur froid, les mains tremblantes. Les images de notre confrontation défilaient dans ma tête, encore vives, incisives : son regard glacial, son sourire minuscule, cette certitude implacable dans sa
— Bonjour.Un seul mot, sec, tranchant. Dans sa bouche, ce simple « bonjour » résonne comme une lame froide qui effleure la gorge, prête à entailler au moindre faux pas. Le genre de mot qui semble vouloir déchirer le voile fragile derrière lequel je me cache.Je ne réponds pas tout de suite. Pas par défi. Pas par fierté. Mais parce que ma voix est étranglée, coincée quelque part entre ma cage thoracique et mes dents serrées. J’inspire lentement, le souffle court, cherchant à dompter ce tumulte qui gronde en moi. L’air est plus lourd, plus dense, chargé de menace muette.Un hochement de tête, rien de plus. Je n’ose pas faire plus.Raphaël me fixe intensément. Son regard est une morsure glaciale. Puis il fait glisser la tablette devant lui, sur la table, d’un geste fluide, précis, presque mécanique. Il tapote l’écran sans jamais me quitter des yeux. Ce geste semble inscrit dans sa nature, une habitude taillée dans l’acier, sans place pour l’erreur ou l’imprévu. Jamais je ne l’ai vu fair
Je ne dors pas cette nuit-là.Chaque fois que je ferme les yeux, je revois son regard. Glacial. Calculateur. Trop calme pour être humain. Je revois aussi ses mots, prononcés sans hâte, avec cette maîtrise glaçante de ceux qui n'ont jamais eu besoin de hausser le ton pour faire plier les autres.Raphaël n'a pas besoin de menacer.Il suffit qu'il parle, et le monde se réorganise autour de ses exigences.Et moi, dans ce monde-là, je ne suis qu'une case à remplir. Une variable à intégrer dans une équation qu’il est seul à comprendre. Une pièce déplacée sur un échiquier dont je ne maîtrise ni les règles ni les enjeux. Le pire, c’est que je doute même de savoir quelle couleur je défends.Je reste allongée, les yeux ouverts dans le noir, à écouter les battements désordonnés de mon cœur. Le silence est lourd, presque hostile. Chaque craquement du bois, chaque souffle du vent contre les vitres me fait sursauter. Je tente de ralentir ma respiration, de me convaincre que je suis en sécurité ici,
IrisJe n’ai pas quitté la salle de repos pendant quarante minutes.Pas une de moins.Assez longtemps pour que mes yeux sèchent et que mes pensées reprennent forme. Pas les bonnes. Pas les justes. Mais les seules qui me permettent de rester droite. J’ai remis du rouge à lèvres, lissé mes cheveux, ajusté mon chemisier. J’ai réenfilé le masque. Celui qui ment mieux que moi.Quand je retourne à mon poste, une enveloppe noire m’attend sur mon clavier. Pas un mail. Pas un message. Une lettre physique, scellée à la cire.Je la prends du bout des doigts, les muscles du cou tendus.Pas de nom. Pas de logo. Rien qu’un parfum très léger, presque imperceptible. Boisé, complexe. Masculin. Délibérément.Je déchire le cachet. À l’intérieur, une simple carte en papier épais, en lettres argentées.« Bureau de Monsieur Raphaël 19h30. »Il est temps de parler sérieusement.Je relis la note deux fois. Pas un mot de plus. Pas une signature. Il sait que je comprends. Il veut que je comprenne.Et ce n’est
IrisJe ne sens plus mes jambes.J’ai marché jusqu’au bureau sans vraiment me souvenir du trajet. Le métro, les trottoirs gris, les visages absents. Tout est passé dans un flou sale, comme si mon corps avançait sans moi. J’ai croisé des collègues, répondu à leurs sourires mécaniques, hoché la tête, comme si de rien n’était. Comme si je n’avais pas entendu mon mari me demander, la veille, de vendre mon silence. Ou mon corps. Je ne sais même plus.Je me suis assise à mon bureau, et mes doigts ont trouvé la souris, ouvert les bons fichiers, tapé les bons codes. Les gestes sont là. Le reste, non.Je tremble.Pas à l’extérieur. Pas encore. Mais à l’intérieur, tout se fendille. Un vacarme muet. Une rage contenue. Un chagrin qui se débat.Je croyais qu’on était une équipe.Je croyais qu’il me verrait toujours comme sa complice. Pas comme un pion à monétiser.Le pire, ce n’est même pas qu’il ait osé.C’est qu’il n’ait pas eu honte. Pas tout de suite. Il a d’abord tenté de me convaincre. Avec
MathiasLe silence d’Iris me suit comme une ombre.Pas un mot ce matin. Pas un regard. Elle s’est levée avant moi, s’est habillée sans bruit, a quitté l’appartement comme si j’étais transparent. Et peut-être que je le suis devenu. Peut-être qu’en lui demandant l’impensable, je me suis effacé à ses yeux.Le bol de café est resté intact sur la table. Elle n’a pas pris de petit-déjeuner. Juste une pomme disparue de la corbeille. Une absence en guise d’adieu.Je suis resté assis là, dans le silence vidé de son souffle, les coudes sur la table, le cœur suspendu entre la peur et la honte. J’ai pensé à lui courir après. À lui dire que je n’y avais pas réfléchi, que j’avais dit ça sous pression. Mais ce serait mentir. Et Iris déteste les mensonges.Je roule jusqu’au bureau, les mains crispées sur le volant, le visage figé dans un masque que je connais trop bien. Celui de l’homme parfait. Celui qui sourit, qui salue, qui fait son boulot sans faillir. Personne ne doit voir. Personne ne doit dev