Michel
Il n’y a pas de justice.
Seulement des comptes à rendre.
Je l’ai toujours su. Depuis la première gifle, le premier mensonge, le premier silence. Ce monde ne récompense pas les innocents. Il broie, il humilie, il recrache. Mais parfois, il offre une lucarne une brèche dans la pierre. Une nuit comme celle-ci. Une nuit pour faire tomber l’architecte du mal.
Je les ai observés depuis l’autre côté de la rue, camouflé dans l’ombre. Le tir avait été net. David était tombé comme prévu. Pas trop vite, pas trop lentement. Juste assez pour qu’il ait le temps de comprendre. Assez pour qu’il voie, dans les yeux de son père, ce qui n’avait jamais été dit : la trahison ancienne, innommable, qui l’avait nourri comme un poison.
Il n’était pas censé mourir. Pas vraiment. Mais certains sacrifices deviennent inévitables. David avait tenté d’ouvrir les yeux trop tard. Il était le dernier lien humain dans cette lignée de mensonges. Un fil d’or dans une tapisserie de suie.
Maintenant, il était un symbole.
Derrière moi, mes hommes attendaient. Six silhouettes droites, silencieuses, aussi tranchantes que la lame d’un scalpel. Je connaissais chacun d’eux par leur cicatrice, leur loyauté, leur capacité à faire taire un cœur en une seconde.
— On y va, ai-je murmuré.
Un seul mot suffisait. Le reste était écrit dans nos gestes, dans nos nerfs tendus. Nous n’étions pas venus pour négocier. Nous étions venus pour clore une époque.
Nous avons contourné la bâtisse. Une vieille villa figée dans le temps, comme lui. Arrogante, orgueilleuse, dressée là comme un mausolée d’orgueil.
Le premier garde n’a même pas eu le temps de souffrir. Un couteau dans la gorge, net, précis. Le deuxième a eu une fraction de seconde pour comprendre, juste avant que son crâne ne cède sous l’impact.
Pas un cri. Pas une erreur. Une symphonie de mort en sourdine.
Quand nous sommes entrés, le monde s’est suspendu.
La lumière du salon jetait des reflets jaunes sur les murs couverts de tableaux anciens. Le sang de David avait noirci par endroits, coagulé sur le tapis persan. Et lui… lui était là. À genoux. Penché sur le corps de son fils comme un père endeuillé. Comme s’il avait encore le droit d’aimer. Il lui murmurait quelque chose. Des mots trop tardifs, des regrets trop fades.
J’ai franchi le seuil.
Il ne m’a pas vu tout de suite. Il était ailleurs, dans cette brume où l’on cherche à se faire pardonner. Puis il a levé les yeux. Et ce que j’y ai vu… ce n’était pas la peur. Pas encore. C’était la reconnaissance. La certitude.
Il savait pourquoi j’étais là.
— Michel… a-t-il soufflé.
Ma gorge s’est serrée. Mais je n’ai rien laissé paraître. Pas de place pour la faiblesse. Pas pour lui. Il m’avait appris à ne jamais pleurer. Je lui ai appris ce soir-là ce que signifiait vraiment se taire.
Mes hommes se sont postés autour. En cercle. Froids. Impassibles. Ils ne le voyaient pas comme un homme. Juste comme une cible. Un verdict.
Je me suis avancé, mes bottes écrasant les tessons de verre, les traces rouges. La douleur me montait aux tempes. La haine, elle, coulait dans mes veines comme un feu lent.
— Il ne devait pas mourir, balbutia-t-il. Je voulais… je voulais le protéger…
— Comme tu m’as protégé, moi ?
Ma voix était basse. Lente. Lame contre gorge.
— Comme tu as fait de moi ton bâtard honteux ? Ton esclave silencieux ? Celui qui devait baisser les yeux pendant que ton vrai fils portait ton nom ?
Il a fermé les yeux. Lâcheté ultime. Même maintenant, il fuyait.
— David a compris. Il a vu ce que tu étais. Ce que tu nous as fait à tous les deux.
Tu lui as volé une vie. Tu m’as volé une identité. Et tu oses encore parler d’amour ?
Je n’attendais plus de réponses. Il n’y avait rien à sauver.
J’ai levé mon arme. Mes mains ne tremblaient pas.
— Tu sais ce qui est ironique ?
Ce n’est pas la balle qui va te tuer. C’est ce que tu vois maintenant. Ce que tu ne peux plus effacer. David est mort avec ta vérité sur les lèvres. Et toi, tu vas mourir avec ton mensonge dans le ventre.
Il m’a regardé, le visage creusé, ravagé. Plus vieux. Plus faible que je ne l’avais jamais vu. Et pourtant, même là, il voulait encore justifier.
— Michel… C’était ton frère…
— NON. C’était ton fils. Celui que tu as détruit comme moi. Comme tous les autres.
Je n’ai pas crié.
J’ai tiré.
Une balle. Une seule.
Pas dans la tête. Pas pour l’effacer.
Dans le cœur. Pour qu’il sente. Pour qu’il emporte avec lui chaque battement que David n’aura jamais eu.
Il est tombé en arrière, les bras écartés. Comme une offrande inutile.
Le silence est retombé. Lourd. Étouffant. Un silence qu’on n’oublie pas.
Mes hommes ont nettoyé la pièce. Ramassé les douilles, éteint les lumières, fermé les portes du tombeau.
Moi, je suis resté.
Je les ai regardés.
David et lui.
Deux corps, deux histoires. L’un né pour aimer, l’autre pour posséder.
Et j’ai su.
Ce soir, je n’avais pas vengé. J’avais commencé.
Parce que la justice, la vraie, ne commence jamais par une mort.
Elle commence par la mémoire.
Et je n’oublierai rien.
Jamais.
MichelIls m’ont cru affaibli.Ils ont regardé mes silences comme des aveux. Mes reculs comme des capitulations. Ma solitude comme une faiblesse.Mais ils ont oublié une chose essentielle. Une chose que l’on n’enseigne pas dans les cercles du pouvoir parce qu’elle ne s’apprend pas : je suis le fils du feu.Pas celui des bûchers spectaculaires, pas celui des colères qui consument et se dissipent.Non. Je suis le feu souterrain. Celui qui couve. Celui qui attend.Celui qui détruit tout sans faire de bruit.Le sang qui coule dans mes veines n’a pas besoin d’exploser pour imposer. Il a suffi, autrefois, que je parle à voix basse pour que des villes entières se taisent. Il a suffi que je tourne la tête pour qu’on enterre des noms.Et aujourd’hui, parce que j’ai laissé l’ombre m’entourer, ils pensent que je me suis éteint.Ils ont oublié qui leur a permis d’exister aussi longtemps.Je me revois dans ce bureau quelques années plus tôt, le jour de la mort de mon père. J’étais plus jeune. Plus
MichelIls sont là.Alignés dans leurs fauteuils de cuir, formant un arc parfait autour du bureau central, comme les piliers d’un autel profane dont j’aurais, sans le vouloir, réveillé les dieux endormis.Le bureau est vaste, solennel, pesant de mémoire et de secrets. Il a la résonance d’une cathédrale privée, mais l’odeur d’un caveau : celle du bois ciré, du tabac froid et du cuir ancien. Les boiseries aux murs sont épaisses, sombres, couvertes de veinures rouges qui ressemblent à des coulées de sang pétrifié. Les rideaux épais, tirés sur les baies vitrées, avalent la lumière du jour. Rien ne traverse. Ici, tout s’étouffe. Même les soupirs.Les lampes diffusent un jaune poussiéreux, comme si la pièce rejetait la modernité, préférant baigner dans l’ombre tremblante d’un pouvoir d’un autre siècle. Aux murs, des tableaux religieux détournés : Caïn brandit un fusil d’assaut, Judas s’apprête à embrasser une femme aux yeux bandés. Tout est symbole. Tout est menace.Le bureau en lui-même es
LuciaIl est tôt.Trop tôt pour qu’on parle de matin.Mais assez tard pour que la nuit perde ses droits.J’ouvre les yeux.Le plafond est gris pâle.Le silence est toujours là, mais il a changé de forme.Ce n’est plus celui qui écrase.C’est celui qui reste, comme une brume. Persistant. Lourd de non-dits.Je ne sais pas si j’ai dormi.Ou si j’ai juste attendu que le temps passe.Il y a des nuits où le sommeil ne veut pas de vous.Il vous repousse, vous surveille, vous rejette.Comme s’il savait que rêver serait trop dangereux.Je suis encore enroulée sur moi-même, recroquevillée dans une position que je ne reconnais pas.Je sens chaque vertèbre, chaque muscle raidi.Ma peau colle au cuir du canapé, glacée et nue de toute protection.J’ai mal à l’épaule.À la mâchoire.À ces endroits où l’on serre sans s’en rendre compte.Je passe une main sur mon visage.Il est humide.Pas de larmes, non.Juste ce mélange étrange de fièvre sèche et de sueur tiède.Je me redresse à peine, le souffle co
LuciaJe suis restée là.Le salon est sombre, mais je ne bouge pas.Je ne pleure pas.Je ne crie plus.Je n’ai même plus la force de haïr.Je suis vide.Pas calme. Pas en paix.Juste… vidée.Comme si on avait tout arraché.Et que le silence, ce foutu silence, s’était étendu à l’intérieur.Partout.Je l’ai vu partir.Ses pas qui s’alourdissaient à mesure qu’il montait.Son dos droit, trop droit, comme s’il voulait me prouver qu’il contrôlait encore quelque chose.Il fuyait.Comme toujours.Mais cette fois, il ne fuyait pas moi.Il fuyait ce qu’il avait fait.Et ça, je l’ai senti dans mes os.Et maintenant… la maison est comme lui.Grande. Froidement belle.Impeccable, mais incapable d’aimer.J’ai mal aux bras.J’ai mal aux tempes, aux côtes, à des endroits en moi que je croyais éteints.Je devrais me lever.Chercher une issue. Casser un carreau. Courir. Hurler à l’aide.Mais je reste là.Les jambes repliées contre moi, les poings serrés autour de mes genoux.Une position de survie, de
LuciaJe suis restée là.Le salon est sombre, mais je ne bouge pas.Je ne pleure pas.Je ne crie plus.Je n’ai même plus la force de haïr.Je suis vide.Pas calme. Pas en paix.Juste… vidée.Comme si on avait tout arraché.Et que le silence, ce foutu silence, s’était étendu à l’intérieur.Partout.Je l’ai vu partir.Ses pas qui s’alourdissaient à mesure qu’il montait.Son dos droit, trop droit, comme s’il voulait me prouver qu’il contrôlait encore quelque chose.Il fuyait.Comme toujours.Mais cette fois, il ne fuyait pas moi.Il fuyait ce qu’il avait fait.Et ça, je l’ai senti dans mes os.Et maintenant… la maison est comme lui.Grande. Froidement belle.Impeccable, mais incapable d’aimer.J’ai mal aux bras.J’ai mal aux tempes, aux côtes, à des endroits en moi que je croyais éteints.Je devrais me lever.Chercher une issue. Casser un carreau. Courir. Hurler à l’aide.Mais je reste là.Les jambes repliées contre moi, les poings serrés autour de mes genoux.Une position de survie, de
MichelJe la regarde.Et je me déteste.Pas pour ce que j’ai fait.Pas pour la violence. Pas pour les marques que je devine déjà sur sa peau.Pas pour les cris. Pas pour la peur.Non.Je me déteste pour ce que je ressens là, maintenant.Pour cette putain de panique, froide et sale, qui me grimpe le long de l’échine.Elle est là.Juste là.Assise sur ce canapé, droite comme une tige prête à rompre.Silencieuse. Immobile.Vivante.Mais absente.Et moi, je suis là, debout, les bras ballants, le souffle en vrac.Et je me rends compte que je ne sais plus quoi faire d’elle.Je l’ai voulue ici.Je l’ai cherchée.Je l’ai ramenée de force.Et maintenant qu’elle est là,maintenant qu’elle ne peut plus fuir…Je suis le seul qui veut partir.Elle ne me regarde pas.Ses yeux sont ailleurs, loin, plantés quelque part dans un endroit où je n’ai plus accès.Comme si je n’étais qu’un bruit de fond, une ombre, un souvenir à effacer.Et ça, c’est pire que tout.Je voudrais qu’elle crie.Qu’elle se lève.