Le père de David
Il y a des moments qui précèdent une tragédie où tout semble figé. Comme si le temps retenait son souffle. Ce soir-là, c’était l’un de ceux-là.
Je l’ai vu entrer, mon fils. David. Le regard tendu, la mâchoire crispée. Il portait encore ce costume noir trop grand pour lui. Celui qu’il enfilait quand il voulait se convaincre qu’il était un homme, qu’il pouvait faire face à tout, même à moi.
Mais ce soir, il ne jouait plus. Il était venu pour la vérité.
Il m’a fixé comme si je n’étais plus son père. Comme si j’étais devenu un étranger. Un monstre. Peut-être que je l’étais. Peut-être que je l’ai toujours été, et que je n’ai jamais su l’aimer autrement qu’à travers le prisme de la peur et du pouvoir.
— Tu savais, n’est-ce pas ? m’a-t-il lancé sans détour.
J’ai failli mentir. J’ai failli jouer la comédie, celle que je connaissais par cœur. Mais il n’y avait plus de place pour ça. Son regard m’arrachait toute illusion.
— De quoi tu parles, David ?
Il a sorti une feuille de sa veste et l’a jetée sur la table. Un extrait. Un dossier. Une preuve.
— Michel. Ce qu’il a vécu. Ce que tu lui as fait. Ce que tu as laissé faire.
Et là, j’ai su. Quelqu’un lui avait parlé. Pas assez pour tout dire, mais assez pour qu’il commence à assembler les morceaux. Trop tard pour les désassembler. Trop tard pour le protéger.
— Ce n’est pas aussi simple, ai-je tenté, la voix basse, presque suppliante.
Mais lui, il tremblait. De rage, de chagrin. Et moi, j’étais figé. Prisonnier de mes lâchetés.
— Alors explique-moi. Explique-moi pourquoi tu l’as laissé croire que vous étiez frères. Pourquoi tu as fait de lui ton ombre. Ton larbin. Pourquoi tu l’as élevé dans le mensonge. Pourquoi tu lui as volé son nom.
Ses yeux étaient mouillés. Et moi, j’étais sec. Vide. Comme toujours. Même face à lui, je n’arrivais pas à pleurer. Même en sentant que je le perdais.
Je me suis levé. J’ai voulu poser une main sur son épaule, lui dire que malgré tout, il restait mon fils. Mais il a reculé, comme si je le brûlais.
— Tu n’as jamais été un père, murmura-t-il. Juste un homme qui sait détruire mieux que construire.
Il s’est dirigé vers la porte. Et j’ai senti cette peur ancienne, viscérale. Celle qu’il parte pour de bon. Celle qu’il tourne le dos à tout ce que j’étais à tout ce que je n’avais jamais su être.
— David, attends… Tu ne comprends pas…
Il s’est figé, la main sur la poignée.
Et c’est là que tout a basculé.
Un bruit sec. Une vitre qui éclate. Un souffle glacé s’est engouffré dans la pièce. Puis un éclair. Rouge. Silencieux.
Le corps de mon fils a vacillé. Lentement. Comme s’il hésitait entre la vie et la mort. Comme si l’univers lui laissait une seconde pour se retenir à moi. Une seconde que je n’ai pas su saisir.
Un petit point rouge s’est dessiné sur sa chemise blanche. Puis un autre. Et une flaque. Trop rouge. Trop vite.
Il est tombé à genoux. Ses yeux m’ont cherché, sans colère cette fois. Juste un vide. Une incompréhension d’enfant qu’on abandonne.
— Non… non, non… pas ça…
J’ai hurlé sans bruit. J’ai voulu courir. Mes jambes ne répondaient plus. J’étais devenu statue, figé dans un cauchemar que je méritais.
Il s’est effondré, face contre terre, les bras ballants. Comme une marionnette sans fil. Comme s’il n’avait jamais existé. Mon fils. Ma dernière humanité.
Et moi, je n’ai pas crié.
Je n’ai pas couru.
Je suis resté là, debout. Parce que ce n’était pas un accident. Ce n’était pas un hasard.
C’était un message. Une sentence. Une exécution.
Il était la pièce que je n’étais plus capable de protéger. Le pion sacrifié sur un échiquier dont je n’avais plus la maîtrise. Et le regard de Michel, quelque part dans l’ombre, devait briller de cette lumière froide : celle des hommes qu’on a brisés et qu’on a laissés se reconstruire seuls. Pire que la haine : la justice.
Je me suis enfin effondré. Je me suis agenouillé près de lui. Son sang collait à mes genoux, à mes mains. Il respirait encore. Un souffle. Faible. Saccadé.
Ses lèvres ont bougé.
— Papa… il savait tout…
Sa voix n’était plus qu’un souffle. Un soupir d’enfant perdu. Puis ses yeux se sont éteints. D’un coup. Sans appel. Et le silence a envahi la pièce.
J’ai pris sa tête contre moi. Comme quand il était petit. Je lui ai murmuré des mots qu’il ne pouvait plus entendre. Je lui ai demandé pardon, des centaines de fois. Pour tout. Pour rien. Pour exister.
Je suis resté là longtemps. Assez pour que le sang sèche. Assez pour que la culpabilité devienne une seconde peau. Assez pour comprendre que ce moment m’avait tué moi aussi.
Je n’ai pas pleuré .
MichelIls m’ont cru affaibli.Ils ont regardé mes silences comme des aveux. Mes reculs comme des capitulations. Ma solitude comme une faiblesse.Mais ils ont oublié une chose essentielle. Une chose que l’on n’enseigne pas dans les cercles du pouvoir parce qu’elle ne s’apprend pas : je suis le fils du feu.Pas celui des bûchers spectaculaires, pas celui des colères qui consument et se dissipent.Non. Je suis le feu souterrain. Celui qui couve. Celui qui attend.Celui qui détruit tout sans faire de bruit.Le sang qui coule dans mes veines n’a pas besoin d’exploser pour imposer. Il a suffi, autrefois, que je parle à voix basse pour que des villes entières se taisent. Il a suffi que je tourne la tête pour qu’on enterre des noms.Et aujourd’hui, parce que j’ai laissé l’ombre m’entourer, ils pensent que je me suis éteint.Ils ont oublié qui leur a permis d’exister aussi longtemps.Je me revois dans ce bureau quelques années plus tôt, le jour de la mort de mon père. J’étais plus jeune. Plus
MichelIls sont là.Alignés dans leurs fauteuils de cuir, formant un arc parfait autour du bureau central, comme les piliers d’un autel profane dont j’aurais, sans le vouloir, réveillé les dieux endormis.Le bureau est vaste, solennel, pesant de mémoire et de secrets. Il a la résonance d’une cathédrale privée, mais l’odeur d’un caveau : celle du bois ciré, du tabac froid et du cuir ancien. Les boiseries aux murs sont épaisses, sombres, couvertes de veinures rouges qui ressemblent à des coulées de sang pétrifié. Les rideaux épais, tirés sur les baies vitrées, avalent la lumière du jour. Rien ne traverse. Ici, tout s’étouffe. Même les soupirs.Les lampes diffusent un jaune poussiéreux, comme si la pièce rejetait la modernité, préférant baigner dans l’ombre tremblante d’un pouvoir d’un autre siècle. Aux murs, des tableaux religieux détournés : Caïn brandit un fusil d’assaut, Judas s’apprête à embrasser une femme aux yeux bandés. Tout est symbole. Tout est menace.Le bureau en lui-même es
LuciaIl est tôt.Trop tôt pour qu’on parle de matin.Mais assez tard pour que la nuit perde ses droits.J’ouvre les yeux.Le plafond est gris pâle.Le silence est toujours là, mais il a changé de forme.Ce n’est plus celui qui écrase.C’est celui qui reste, comme une brume. Persistant. Lourd de non-dits.Je ne sais pas si j’ai dormi.Ou si j’ai juste attendu que le temps passe.Il y a des nuits où le sommeil ne veut pas de vous.Il vous repousse, vous surveille, vous rejette.Comme s’il savait que rêver serait trop dangereux.Je suis encore enroulée sur moi-même, recroquevillée dans une position que je ne reconnais pas.Je sens chaque vertèbre, chaque muscle raidi.Ma peau colle au cuir du canapé, glacée et nue de toute protection.J’ai mal à l’épaule.À la mâchoire.À ces endroits où l’on serre sans s’en rendre compte.Je passe une main sur mon visage.Il est humide.Pas de larmes, non.Juste ce mélange étrange de fièvre sèche et de sueur tiède.Je me redresse à peine, le souffle co
LuciaJe suis restée là.Le salon est sombre, mais je ne bouge pas.Je ne pleure pas.Je ne crie plus.Je n’ai même plus la force de haïr.Je suis vide.Pas calme. Pas en paix.Juste… vidée.Comme si on avait tout arraché.Et que le silence, ce foutu silence, s’était étendu à l’intérieur.Partout.Je l’ai vu partir.Ses pas qui s’alourdissaient à mesure qu’il montait.Son dos droit, trop droit, comme s’il voulait me prouver qu’il contrôlait encore quelque chose.Il fuyait.Comme toujours.Mais cette fois, il ne fuyait pas moi.Il fuyait ce qu’il avait fait.Et ça, je l’ai senti dans mes os.Et maintenant… la maison est comme lui.Grande. Froidement belle.Impeccable, mais incapable d’aimer.J’ai mal aux bras.J’ai mal aux tempes, aux côtes, à des endroits en moi que je croyais éteints.Je devrais me lever.Chercher une issue. Casser un carreau. Courir. Hurler à l’aide.Mais je reste là.Les jambes repliées contre moi, les poings serrés autour de mes genoux.Une position de survie, de
LuciaJe suis restée là.Le salon est sombre, mais je ne bouge pas.Je ne pleure pas.Je ne crie plus.Je n’ai même plus la force de haïr.Je suis vide.Pas calme. Pas en paix.Juste… vidée.Comme si on avait tout arraché.Et que le silence, ce foutu silence, s’était étendu à l’intérieur.Partout.Je l’ai vu partir.Ses pas qui s’alourdissaient à mesure qu’il montait.Son dos droit, trop droit, comme s’il voulait me prouver qu’il contrôlait encore quelque chose.Il fuyait.Comme toujours.Mais cette fois, il ne fuyait pas moi.Il fuyait ce qu’il avait fait.Et ça, je l’ai senti dans mes os.Et maintenant… la maison est comme lui.Grande. Froidement belle.Impeccable, mais incapable d’aimer.J’ai mal aux bras.J’ai mal aux tempes, aux côtes, à des endroits en moi que je croyais éteints.Je devrais me lever.Chercher une issue. Casser un carreau. Courir. Hurler à l’aide.Mais je reste là.Les jambes repliées contre moi, les poings serrés autour de mes genoux.Une position de survie, de
MichelJe la regarde.Et je me déteste.Pas pour ce que j’ai fait.Pas pour la violence. Pas pour les marques que je devine déjà sur sa peau.Pas pour les cris. Pas pour la peur.Non.Je me déteste pour ce que je ressens là, maintenant.Pour cette putain de panique, froide et sale, qui me grimpe le long de l’échine.Elle est là.Juste là.Assise sur ce canapé, droite comme une tige prête à rompre.Silencieuse. Immobile.Vivante.Mais absente.Et moi, je suis là, debout, les bras ballants, le souffle en vrac.Et je me rends compte que je ne sais plus quoi faire d’elle.Je l’ai voulue ici.Je l’ai cherchée.Je l’ai ramenée de force.Et maintenant qu’elle est là,maintenant qu’elle ne peut plus fuir…Je suis le seul qui veut partir.Elle ne me regarde pas.Ses yeux sont ailleurs, loin, plantés quelque part dans un endroit où je n’ai plus accès.Comme si je n’étais qu’un bruit de fond, une ombre, un souvenir à effacer.Et ça, c’est pire que tout.Je voudrais qu’elle crie.Qu’elle se lève.