Élise
La matinée s’installe doucement, filtrée par les rideaux tirés. Mon esprit est encore rempli de la chaleur et de la douceur de la nuit passée, des baisers volés de Lucien, de la promesse silencieuse que nous avons échangée. Pourtant, la réalité m’attend, stricte et froide.
Un léger coup à la porte me tire de mes pensées.
– Mademoiselle Élise, le petit déjeuner est prêt, dit la domestique avec douceur, ouvrant légèrement la porte pour vérifier si je suis levée.
Je me redresse rapidement, ajustant ma chemise et rangeant le souvenir de la nuit dans un coin de mon esprit. Lucien n’est plus là, et je dois faire semblant que tout est normal.
– Merci… je descends tout de suite, murmurai-je en me levant.
Avant de partir, je jette un dernier regard par la fenêtre ouverte. La nuit a disparu, laissant place à la lumière timide du matin, mais le souvenir de Armand est toujours là, brûlant et doux.
Je descends les escaliers lentement, le parquet grinçant légèrement sous mes pas. Dans la salle à manger, mon père est déjà installé, son visage fermé et autoritaire trahissant sa routine matinale.
– Bonjour, père, dis-je avec une politesse mesurée, en m’asseyant.
– Bonjour, Élise, répond-il sèchement, à peine un regard pour moi.
Je sens la tension dans l’air, l’antipathie muette qui nous sépare. Il a toujours été difficile, exigeant, et je déteste cette distance glaciale qu’il entretient entre nous. Pourtant, je cache tout mon tumulte intérieur derrière un masque de calme.
La domestique apporte les plats, déposant les assiettes avec soin. Je m’efforce de parler normalement, d’échanger quelques mots polis avec mon père, mais chaque sourire est forcé, chaque phrase pesée. Mon esprit dérive vers Lucien, et un léger sourire me trahit. Je sais qu’il m’attend encore quelque part, et cela me donne une force insoupçonnée.
Une fois le petit déjeuner terminé, la domestique récupère les assiettes et disparaît, me laissant seule avec mon père. Je respire profondément, prête à quitter la table, quand un frisson me parcourt le corps : Lucien est là, derrière moi, silencieux, à peine perceptible.
– Élise… dit-il doucement, glissant ses mains sur mes épaules.
Je sursaute légèrement, mais un sourire éclaire mon visage.
– Armand ! Tu n’aurais pas dû…
– Je devais… un dernier baiser avant que je parte, murmure-t-il, et avant que je puisse réagir, ses lèvres se posent sur les miennes. Doux, rapide, mais chargé d’une intensité brûlante.
Je ferme les yeux un instant, goûtant cette chaleur qui semble défier le monde extérieur. Puis il recule, ses yeux brillants de tendresse et de gravité.
– Je dois y aller… mais je reviendrai, promet-il, presque avec une supplique silencieuse.
Je hoche la tête, incapable de parler, et il disparaît à nouveau, disparaissant dans l’ombre de la maison. Le silence retombe, mais la chaleur de sa présence flotte encore dans l’air.
Je me redresse, chasse les émotions qui me submergent, et me dirige vers le reste de la journée. Mon père me regarde avec cette froideur habituelle, et je sens à nouveau mon cœur se tendre. Je dois jouer le rôle de la fille obéissante, polie, et cacher ce qui brûle en moi, cette flamme qui grandit à chaque rencontre avec Lucien.
Je m’assois à nouveau, face à lui, et respire profondément. Son regard critique me transperce, mais je souris faiblement, consciente que la véritable force se trouve dans ce que je choisis de cacher.
Armand m’a laissé une étincelle, un feu secret, et je sais que rien, ni même la froideur de mon père, ne pourra l’éteindre.
ÉLISEJe quitte la bougie, le crayon griffonne encore; dehors la nuit pèse sur les toits, mais j’ai besoin de mouvements, d’actes qui donnent forme à ma colère. Je ferme le carnet, glisse les feuilles dans une enveloppe, la scelle d’un sceau de cire que je casse aussitôt , signe visible pour qui sait lire et je descends l’escalier à pas feutrés.La servante, Jeanne, m’attend dans l’ombre du palier. Elle a les mains froides, mais son regard est un serment muet. Je lui tends l’enveloppe.— Pour maître Laurent, dis-je sans plus d’ornement. Tu lui diras que c’est urgent, que la ville devrait écouter.Elle hoche la tête. Ma voix est basse, mais chaque mot pèse : « Ne le donne qu’à lui. Ne le laisse pas traîner. » Jeanne connaît la discrétion ; elle a des frères au marché et une amie chez le notaire qui aime la justice. Ce sont de petits fils, insignifiants pour la haute société, mais tissés, ils font un filet.Je traverse le jardin, mon manteau rabattu, et je passe par la ruelle du tailleu
ARMANDLe faubourg s’étire sous mes pas, sombre et étroit. Les maisons penchent comme des vieillards fatigués, et l’air chargé d’odeur de braise, de poisson et de bois humide semble me suivre. Chaque pierre inégale du pavé résonne sous mes bottes comme un glas discret, annonçant l’inévitable. Mon cœur bat trop fort, pressentant la tempête. J’ai quitté l’atelier, quitté le bureau où l’on parle de terres et d’impôts, et mon esprit s’accroche aux petites habitudes qui me donnent encore un semblant de sécurité : la lecture volée chez Élise, les mots échangés à la hâte. Tout cela est sur le point de disparaître.Quand les hommes montent l’escalier de ma masure, je sens leurs pas peser comme des condamnations. Le commissaire Lafargue entre avec une solennité implacable, suivi de deux hommes en habit sombre.— Armand Delorme ? dit Lafargue d’une voix ferme, comme on prononce un arrêt. Vous êtes ici sous enquête pour diffusion de pamphlets séditieux et tentative de corruption des esprits.Je
LE PÈREDepuis quelque temps, ma maison ne respire plus la même quiétude. Les pas de ma fille résonnent autrement dans les couloirs, trop pressés, trop nerveux. Ses yeux s’illuminent sans raison, puis s’assombrissent lorsqu’elle croise mon regard. Je connais ces signes. Une femme amoureuse trahit mille secrets sans un mot, et un père qui observe n’a besoin que d’un souffle pour comprendre.Élise.Elle a osé.Je n’ai pas encore son nom, mais je sais qu’un homme a pris place dans son cœur, et cette idée seule m’emplit d’une colère glaciale. Car ce n’est pas seulement une trahison d’affection. C’est un affront à mon autorité, une mise en péril de ce que je bâtis depuis des années : l’alliance, l’honneur, la réputation. Tout ce que je suis, tout ce que nous sommes.Ce matin, j’ai envoyé deux hommes de confiance près de la grille. Ils n’ont pas à comprendre pourquoi, ils savent seulement que mes ordres ne se discutent pas. L’un d’eux m’a rapporté qu’elle a quitté la demeure sous prétexte d
ARMANDQuand je la vois entrer, pâle, le souffle encore court, je comprends aussitôt que quelque chose a basculé. Ses yeux brillent d’un éclat trouble, mélange de peur et de défi, et son corps tremble comme une corde prête à rompre. Je tends les bras sans réfléchir ; elle se jette contre moi, son visage enfoui dans mon cou, et je sens ses larmes brûlantes glisser sur ma peau.— Armand… murmure-t-elle, presque brisée. Dans une semaine… c’est fixé… une semaine, pas plus.Je recule légèrement pour chercher son regard. Mon cœur se fige, puis se soulève d’une colère sourde.— Une semaine ? souffle-je, incrédule. Ils veulent t’arracher à moi comme on arrache une branche d’un arbre, à vif ? Non… non, Élise. Pas comme ça.Mes mains encadrent son visage, et je dépose un baiser fébrile sur son front, puis un autre sur ses paupières fermées, comme pour effacer ses larmes. Elle tremble entre mes bras, mais je sens aussi en elle une force contenue, une résistance prête à éclore.Elle serre mes mai
ÉLISELe matin se lève à peine, et déjà, le parfum du café chaud flotte dans l’air. Les rideaux encore tirés laissent passer un filet de lumière pâle, presque timide, comme si le jour lui-même hésitait à entrer. Je descends les escaliers lentement, encore enveloppée du souvenir brûlant d’Armand, de sa voix basse, de ses mains qui m’ont retenue comme si le monde entier avait cessé d’exister.Dans le salon, mon père est assis à son bureau. Les papiers sont éparpillés autour de lui, des factures, des lettres à moitié déchirées, des registres épais qu’il referme d’un geste brusque en m’entendant entrer. Son visage est fermé, plus dur que d’habitude. Ses yeux, d’ordinaire vifs, semblent creusés par des nuits sans sommeil.— Élise, assieds-toi, dit-il sans détour, d’une voix qui ne laisse aucune place à la tendresse.Je m’exécute, un poids déjà logé dans ma poitrine. J’attends. Le silence s’étire, seulement troublé par le tic-tac implacable de l’horloge.Enfin, il lève les yeux vers moi.—
ÉliseLe crépuscule étire ses ombres sur la ville alors que je quitte enfin la soirée de fiançailles. Les salons dorés, les chandelles vacillantes, les rires parfaitement calibrés… tout cela pèse sur mes épaules comme un manteau trop lourd. Chaque sourire poli me semble un piège, chaque compliment un jugement. Éliane, avec sa grâce calculée, rôde parmi les invités comme un prédateur invisible, et Charles-Antoine s’installe toujours au centre du théâtre pour savourer nos échanges muets.Mon père, à mes côtés, parle d’affaires, de stratégies, de noms et d’alliances, mais je n’entends que le bourdonnement étouffé des conversations et le cliquetis des verres de cristal. À chaque pas, mes épaules se raidissent, mes mains se crispent sur mon sac. Je veux disparaître, m’arracher à cette scène qui ne me ressemble pas.— Tu veux qu’on rentre, ma fille ? demande mon père, la voix calme mais attentive.Je hoche la tête, soulagée par cette échappatoire. Nous descendons dans la calèche qui nous at