LUCIAJe me réveille en suffoquant.La gorge sèche, la peau en sueur, le cœur battant comme s’il cherchait une issue hors de ma poitrine. La tente est silencieuse, paisible en apparence. Mais l’air… L’air est saturé. D’un parfum que je n’ai pas senti depuis des années.Lavande. Sang. Et cendres.Je me redresse. Lentement. Lior dort à mes côtés, le visage tendu, même dans le sommeil. Son bras repose contre ma hanche, possessif. Protecteur. Mais ce n’est pas lui qui me réveille.C’est elle.Lucie.Je quitte la tente sans bruit, enroulant une couverture autour de moi. Le vent me frappe dès que je franchis l’ouverture, glacial, chargé d’une présence invisible. Je fais quelques pas. Le sol est gelé, mais je ne frissonne pas.Un éclat de tissu attire mon regard.Suspendu à une branche, tout près.Une robe.La mienne.Parfaitement propre. Sans une tache. Comme si elle avait été lavée, repassée, adorée. Elle ne pend pas là par hasard. C’est un message. Une offrande.Un appel.Je recule d’un p
LéonieLes marécages avalent les bruits.Chaque pas s’enfonce dans la vase avec un soupir étouffé.L’air est lourd, gorgé d’ombres et de mémoire.On dirait que même le ciel hésite à respirer.Autour de moi, les Lames Noires avancent en silence.Pas un ordre n’est crié. Pas un regard ne s’égare.Ils savent.Ils sentent la tension de mon souffle, la morsure de ma colère contenue.Ils n’ont pas besoin d’instructions. Seulement de ma présence.Nahel marche à mes côtés.Ses bottes sont trempées. Son regard est inquiet.Mais il ne dit rien.Il sait que ce qui approche ne peut être arrêté.Il sait qu’aucun mot ne pourra contenir ce qui gronde en moi depuis trop longtemps.Je connais ce terrain par cœur.Chaque racine, chaque tronc englouti.C’est ici qu’enfant, nous venions défier la peur.C’est ici que j’ai appris à l’aimer plus que moi-même.— Tu te souviens ?Le piège à renards. Les lucioles. Les serments qu’on griffait sur l’écorce.Je parle à haute voix.Mais elle n’est pas là pour m’en
ElinaElina Il y a un grondement dans l’air.Un murmure sous la terre.Quelque chose qui se lève. Lentement. Inévitablement.Je le sens dans le creux de mon ventre, dans la tension de mes muscles au réveil, dans le froid étrange de mes nuits.Je le sens avant de le savoir.Je le reconnais avant même qu’on m’en parle.Ma sœur.Cela faisait des années que je n’entendais plus son nom.Et pourtant, il n’a jamais quitté ma nuque.Je dors avec son silence. Je me réveille avec son absence.Chaque aube est une trahison de plus : je suis en vie, et elle me hait toujours.— Il y a eu du mouvement dans le Sud.La voix de Kaelen est basse, tendue.Ses mains sont croisées dans son dos, mais je vois le tremblement léger de ses doigts.Il sait ce que ces mots déclenchent en moi.Il sait ce que j’ai sacrifié pour que ce royaume, son royaume, ne devienne pas un champ de cendres.Je ne réponds pas tout de suite.Je me lève. M’approche de la grande verrière.Le Nord s’étale devant moi, pur et glacé, dr
LéonieIls ont cru que je l’avais oubliée.Qu’avec le temps, la cendre avait recouvert la braise.Ils n’ont rien compris.On n’éteint pas une sœur.On l’enterre sous les cris.On l’ensevelit sous les serments brisés.Mais on ne l’oublie jamais.Le Sud est en feu.Pas de flammes. Pas encore.Mais je sens le tressaillement dans les fondations du sol.Les vents charrient des soupirs anciens, des promesses non tenues.Les prêtres murmurent mes anciens titres avec prudence.Les enfants ne jouent plus dans les cours.Et les corbeaux, eux, reviennent.Ils savent.Ils ont vu la missive partir, et ils ont su.Ils ont vu mon regard changer, mon silence s’alourdir, la carte du Nord réapparaître dans mes appartements privés.Ils ont senti ce qui remonte du gouffre : pas la guerre. Pire.Un deuil non fait.Je suis restée muette pendant des années.J’ai bâti des forteresses sur des souvenirs empoisonnés.J’ai régné sans nom, sans visage, sans légende.J’ai effacé les poètes qui osaient encore l’évo
DamiánLa nuit ne dort pas.Elle veille.Comme moi.Elina est allongée à mes côtés, le souffle calme, les paupières closes, mais je sais qu’elle n’est pas tout à fait endormie. Elle écoute. Chaque craquement du bois sous le vent, chaque murmure étouffé par les murs du Palais. Elle est comme moi désormais : en éveil, même dans le sommeil. À l’écoute de ce que le monde tait.Sa main repose contre ma poitrine. Légère. Mais présente. Comme un sceau invisible.Je repense à cette salle. À leurs visages.À la façon dont certains souriaient sans chaleur, à la façon dont d’autres se taisaient trop longtemps. À cette tension à peine contenue entre deux serments. À leurs regards qui tentaient de la mesurer sans parvenir à la cerner.Elle a marché dans leur antre et ne s’est pas brisée.Ils la respectent. Ou, à défaut, la craignent.Et c’est bien suffisant pour l’instant.Je me lève avant l’aube. Sans bruit. Je prends le temps de l’observer encore. Il y a sur son visage quelque chose de neuf. Une
ElinaLa nuit est tombée, lente et solennelle, comme si elle s’inclinait devant l’instant à venir.Lorsque j’entre dans la grande salle du Palais, mon pas résonne à peine, mais chaque regard se lève vers moi comme s’il attendait depuis des siècles. Des torches hautes projettent une lumière dorée sur les murs de pierre sombre, et mille reflets dansent sur les arceaux, les tentures, les lames à la ceinture des gardes.Ils sont tous là.Des seigneurs aux visages sculptés par le vent, des femmes vêtues de soie et d’armures mêlées, des anciens silencieux, les cheveux blanchis par les hivers passés. Certains me fixent avec une méfiance contenue. D’autres me scrutent avec une curiosité presque vorace.Mais personne ne détourne les yeux.Pas ce soir.Au fond de la salle, une longue table s’étire comme une rivière de bois noir, cerclée d’argent. Au centre, un trône vide. À sa droite, son trône. Et à sa gauche… une chaise que je reconnais à peine. Sculptée dans un bois sombre, gravée de flammes