LIV
Il me pousse sur la banquette arrière. La portière claque, étouffant le bruit de la pluie.
La voiture sent le cuir, le tabac froid… et quelque chose de plus métallique. Une odeur de sang séché, vieille, incrustée. Comme si cette odeur faisait partie des fibres du siège.
Je me débats encore, mais ses mains sont fermes, décidées. Il sait. Il connaît les gestes, les appuis. Il maîtrise les corps comme on maîtrise une arme : sans hésitation, sans excès.
— Arrête, murmure-t-il. Ça sert à rien. Tu veux vivre ? Reste tranquille.
Il me regarde comme on regarde un animal sauvage qu’on vient d’apprivoiser de force. Avec prudence, mais sans peur.
Je hoche la tête, juste une fois. Un signe muet. Je comprends.
Il défait l’écharpe autour de ma bouche. L’air frais me brûle les lèvres. Je pourrais hurler. Mais à quoi bon ? Qui m’entendrait, ici ?
Le moteur démarre aussitôt qu’il claque des doigts. Le conducteur reste un fantôme, silencieux derrière sa vitre. Obéissant.
— Bien, dit-il.
Sa voix est posée. Grave. Fatale.
Il ne crie pas. Il n’a pas besoin. Le calme est son arme.
Il me regarde de biais. Comme un professeur observe un élève instable, ou un collectionneur examine un objet trouvé par hasard.
Puis il penche la tête, légèrement.
— Tu as quel âge ?
Je serre les dents. Je le fixe, droit dans les yeux. Il veut que je parle. Je le sens.
— Quinze.
Il esquisse un sourire.
— Tu as du cran. Ou tu es stupide. Les deux, sûrement.
Il laisse le silence s’installer. Il sait attendre. Il sait peser les mots.
— Et ton nom, gamin ?
Je dois répondre. Trouver un nom. Un qui ne dira rien.
Pas Liv. Pas mon vrai prénom. Jamais.
Pas celui sur mes anciens papiers non plus, ceux que j’ai regardés brûler dans un feu de carton il y a des mois. J’avais attendu les flammes jusqu’au bout.
Je prends une seconde. J’aspire l’air de la voiture. Le cuir, le tabac, le sang. Et je mens.
— Léo.
Il répète.
— Léo.
Un sourire encore. Un peu plus franc, mais toujours sans chaleur.
— Ça te va bien. Léo le fantôme. Tu es discret, je te donne ça. Personne ne t’avait vu ?
— Non. Personne.
Mensonge. Mais je le dis avec calme. Froidement. Je m’y suis entraînée. Depuis des semaines. Des années.
Il me jauge. Je le sens dans la tension de ses yeux. Il est intelligent. Trop.
Puis il hausse les épaules, comme s’il acceptait de ne pas tout savoir, pour le moment.
— Tant mieux. Si tu mens, je le saurai. Et je déteste qu’on me mente.
Il tend la main. Instinctivement, je recule, prêt·e à mordre, frapper, mordre encore.
— Calme-toi, dit-il. Je veux juste ton couteau.
— T’es malade.
Il ne rit pas. Il se contente d’un regard lourd, patient.
— Tu préfères que je le prenne moi-même ?
Je serre les dents. Lentement, je sors la lame de ma poche. Pas parce que je lui fais confiance. Mais parce que j’ai compris une chose : il ne plaisante pas. Il ne me frappera pas. Il fera pire.
Il prend le couteau sans brutalité. Il le regarde longuement. La lame usée. La poignée fendue.
C’est à moi. C’est la seule chose que j’ai emportée de là-bas. Là où j’ai fui. Là où j’ai laissé un corps derrière moi.
— C’est émoussé. Ça coupe à peine.
Je baisse les yeux.
— C’est à moi.
Il la glisse dans la boîte à gants.
— Tu la récupéreras si tu vis assez longtemps.
Le silence tombe. Lourde nappe de tension.
Dehors, la pluie tambourine contre les vitres comme des doigts impatients. Le conducteur tourne dans une rue inconnue. Les quais disparaissent. Le fleuve n’est plus qu’un souvenir.
Je me sens dériver. Déjà loin de ce que je connaissais.
— Où on va ?
Il me jette un regard.
— Là où tu vas comprendre ce que tu as vu. Et pourquoi tu vas rester en vie. Si tu fais ce que je dis.
Je déglutis. L’air me semble plus épais.
— Tu vas me tuer ?
Il rit. Pas méchamment. Pas même ironiquement. Juste… las. Comme s’il avait entendu cette question mille fois.
Comme si ma peur n’était qu’un détail parmi d’autres.
— Non, Léo. Si je voulais te tuer, ce serait déjà fait. Mais tu m’intrigues. Tu étais là au mauvais moment… ou au bon.
Il ajoute, plus bas, presque pour lui-même :
— Peut-être que tu es ce que j’attendais.
Je fronce les sourcils. Une nausée monte. Une peur étrange.
Et un éclat d’autre chose. Une étincelle tordue dans ma poitrine.
— Et si je refuse ?
Son regard change. L’ombre passe dans ses pupilles.
— Tu veux retourner sous la pluie ? Avec les rats ? Le froid ? Tu veux que ton corps disparaisse dans un caniveau, sans nom, sans cri ?
Il se penche. Ses mots effleurent ma joue.
— Ou tu veux… une place ? Un sens ? Même sale. Même tordu. Tu veux compter pour quelqu’un, Léo ?
Je détourne les yeux. Je suis morte de peur. Mais aussi… autre chose.
Quelque chose d’interdit. Un espoir. Un goût de danger. Un vertige.
— C’est quoi, ce “quelque chose” ?
Il sourit.
— La famille.
Je le fixe.
— La mafia ?
Il éclate de rire. Un vrai cette fois. Son rire claque dans la voiture, inattendu.
— Quel mot sale. Non. Pas la mafia. Pas comme dans les films.
Il se redresse un peu. Son visage devient plus sérieux.
— Un réseau. Une organisation. Une force. Des gens qui savent se rendre utiles. Et discrets.
Je sens mes doigts trembler. Ce qu’il décrit… je le comprends trop bien.
Personne ne me cherche. Je n’ai plus de nom. Plus de foyer.
Et lui… il me regarde. Même à travers le mensonge. Il me voit.
— Tu vas me garder pour quoi ? Pour faire le ménage ?
Il me dévisage.
— Pour écouter. Apprendre. Taire ce que tu as vu. Et peut-être… survivre autrement.
Il se penche encore.
— Mais pour ça, faut que je te fasse confiance. Et que toi, tu me fasses confiance aussi.
Je murmure, presque malgré moi :
— C’est quoi ton nom ?
Il sourit. Et cette fois, c’est plus qu’un sourire. C’est une lame. Une promesse. Un piège.
— Appelle-moi Kieran.
La voiture ralentit. Une grille se lève. Un souterrain avale la lumière. On entre dans une cour sombre. Béton, caméras, projecteurs blafards.
Le moteur s’arrête. Mais le silence continue de vibrer.
Je suis
déjà ailleurs. Déjà piégée.
Mais pour la première fois depuis des mois, depuis des années peut-être…
J’ai chaud.
Et ce Kieran… ce nom… je le sais.
Il va tout changer.
LiviaLa voiture glisse dans la nuit, ses phares déchirant l’obscurité, et je sens chaque vibration de Marko contre moi, cette présence massive, dangereuse et pourtant rassurante, qui m’absorbe entière. La tension de la soirée, le tumulte des regards, les éclats glacés de mon père, tout ce théâtre de pouvoir, n’a fait qu’attiser le feu sous ma peau, un feu qui pulse, qui brûle, qui réclame Marko avec une urgence qui me surprend moi-même.Quand nous franchissons le portail, la maison nous engloutit dans son silence luxueux, ses murs chargés de secrets et de désirs. Marko ne dit rien, mais son aura me guide, sa main dans la mienne, ferme, possessive, suffisant à faire frissonner mon échine. L’ascenseur nous élève comme dans un souffle suspendu, et je sens mes jambes fléchir à la seule anticipation de ce qui m’attend.La chambre est vaste, enveloppante, saturée de lumière douce qui caresse la peau. L’odeur du bois, du cuir, et surtout de lui, me submerge avant même que ses lèvres ne trou
Livia Les verres tintent, les murmures s’étouffent dans des éclats de rire trop polis, les serveurs glissent comme des ombres entre les invités, mais derrière cette façade de luxe et de diplomatie, tout est tension, tout est calcul, tout est menace retenue. Je sens Marko près de moi, immobile, impassible, comme un roc planté au milieu de cette mer d’apparences. Ses yeux balaient la salle, évaluent, anticipent. Puis son regard se pose sur mon père.Je reconnais ce moment précis où le jeu commence.Mon père tente de garder contenance. Son costume parfait, sa posture droite, sa mâchoire crispée trahissent à peine le tumulte qui l’habite. Il ne comprend pas comment je peux être là, au bras de Marko, l’homme qu’il a juré d’anéantir, celui qui a réduit en poussière des années de deals, d’alliances, d’empire. Il veut s’approcher, mais quelque chose le retient , peut-être cette aura glaciale que Marko dégage sans un mot, peut-être le fait que je ne le regarde plus comme sa fille, mais comme
Livia Le cuir contre mes jambes, le parfum épicé et chaud de Marko, le moteur ronronnant comme une bête prête à bondir, chaque sensation me rappelle que ce soir, rien ne sera comme avant, que la peur et le désir vont se mêler à un jeu de pouvoir qui pourrait me consumer, et pourtant, au lieu de trembler, je sens quelque chose en moi se tendre, se préparer à affronter ce monde de prédateurs où je n’étais qu’une proie il y a quelques heures encore.— Tiens-toi droite, murmure Marko, sa voix caresse et pèse, et je redresse mes épaules comme si ma colonne vertébrale pouvait devenir une arme, je relève le menton, j’apprends à marcher avec la gravité de mes intentions, à m’inscrire dans l’espace avec assurance, et chaque pas que nous faisons vers l’entrée de l’hôtel me rapproche de l’instant où je vais affronter mon père et lui montrer qu’il n’a plus aucun contrôle sur moi.La limousine s’arrête devant un hôtel privé, immense, chaque lumière dorée, chaque reflet sur le sol poli, projette un
MARKOElle entre dans la chambre comme on entre dans une pièce déjà meublée de souvenirs qu'on n'a pas encore faits, et quelque chose se serre en moi, une attention aiguë, parce que tout à l'heure elle était vêtue pour provoquer et maintenant elle revient à elle-même, frêle et vraie, et j'aime cette vérité qui tremble, je l'observe sans dissimulation, je laisse mes yeux apprendre chaque repli de sa peau comme on lit une partition, et elle, embarrassée, baisse le regard comme si mes yeux pouvaient la dévorer et la remettre en place à la fois, je me lève sans bruit, je veux que le monde se plie à notre rythme, je veux que ce matin ne connaisse que nous deux et la lente montée d'un désir qui se joue en dehors du temps.— Va te laver, dis-je doucement, et ma voix n'a rien d'un ordre tranchant, c'est une invitation offerte avec la certitude qu'elle l'acceptera, elle hoche la tête, incertaine encore, comme si le geste de se défaire de ses vêtements était aussi un geste de se découvrir devan
MARKOJe me réveille avec le goût de son aveu collé au palais, comme un vin capiteux qu'on n'oublie pas, et la première pensée qui fend mon cerveau n'est pas la vengeance en elle-même, mais l'image de Livia à mes côtés lors de la soirée où tout commencera, sa présence comme une lame immobile braquée contre son père, sa beauté réglée pour déranger, pour séduire et pour tuer sans bruit, je souris dans l'ombre de mon oreiller en sentant la promesse de demain se gonfler comme un coup porté au thorax de l'adversaire.Le matin s'étire au-dehors sans savoir qu'ici l'horloge avance plus vite, je suis chez moi, je sens les murs humides de secrets, et je laisse mes doigts glisser sur la table comme on caresse un plan déjà tracé, chaque détail pris en compte, il y a des choses qui doivent être parfaites : le mot prononcé au bon moment, le silence qui suit, le regard que l'on adresse au bon témoin, et surtout elle, Livia, transformée sans contrainte, pas une marionnette mais une arme subtile, un
LIVIAIl s'arrête près de moi, si près que je sens son souffle sur ma joue, une chaleur douce qui efface presque l'acier de ses yeux, il me regarde avec une douceur improbable, comme si tout le reste , la haine héritée, les trahisons, les murs qu'on a élevés entre nos familles , n'était qu'une rumeur lointaine qui ne l'atteint plus, et dans ce silence chargé, sa main vient contre ma joue, lente, précise, comme pour cartographier ma peau et s'assurer qu'elle est réelle, je me laisse faire parce que ses doigts portent moins de menace que d'attention, parce que dans ce geste il y a une promesse muette qui me désarme davantage que n'importe quelle parole.— Livia, dit-il doucement, les mots tombent et roulent en moi comme des pierres précieuses qu'on découvre au fond d'un fleuve, je sais qui tu es, et cela ne change rien à ce que je ressens.Ce qu'il dit prend la place d'un ouragan et pourtant c'est une caresse, une main qui retire un voile, je sens mes défenses chanceler, non pas parce q