LOGINLIV
Il me pousse sur la banquette arrière. La portière claque, étouffant le bruit de la pluie.
La voiture sent le cuir, le tabac froid… et quelque chose de plus métallique. Une odeur de sang séché, vieille, incrustée. Comme si cette odeur faisait partie des fibres du siège.
Je me débats encore, mais ses mains sont fermes, décidées. Il sait. Il connaît les gestes, les appuis. Il maîtrise les corps comme on maîtrise une arme : sans hésitation, sans excès.
— Arrête, murmure-t-il. Ça sert à rien. Tu veux vivre ? Reste tranquille.
Il me regarde comme on regarde un animal sauvage qu’on vient d’apprivoiser de force. Avec prudence, mais sans peur.
Je hoche la tête, juste une fois. Un signe muet. Je comprends.
Il défait l’écharpe autour de ma bouche. L’air frais me brûle les lèvres. Je pourrais hurler. Mais à quoi bon ? Qui m’entendrait, ici ?
Le moteur démarre aussitôt qu’il claque des doigts. Le conducteur reste un fantôme, silencieux derrière sa vitre. Obéissant.
— Bien, dit-il.
Sa voix est posée. Grave. Fatale.
Il ne crie pas. Il n’a pas besoin. Le calme est son arme.
Il me regarde de biais. Comme un professeur observe un élève instable, ou un collectionneur examine un objet trouvé par hasard.
Puis il penche la tête, légèrement.
— Tu as quel âge ?
Je serre les dents. Je le fixe, droit dans les yeux. Il veut que je parle. Je le sens.
— Quinze.
Il esquisse un sourire.
— Tu as du cran. Ou tu es stupide. Les deux, sûrement.
Il laisse le silence s’installer. Il sait attendre. Il sait peser les mots.
— Et ton nom, gamin ?
Je dois répondre. Trouver un nom. Un qui ne dira rien.
Pas Liv. Pas mon vrai prénom. Jamais.
Pas celui sur mes anciens papiers non plus, ceux que j’ai regardés brûler dans un feu de carton il y a des mois. J’avais attendu les flammes jusqu’au bout.
Je prends une seconde. J’aspire l’air de la voiture. Le cuir, le tabac, le sang. Et je mens.
— Léo.
Il répète.
— Léo.
Un sourire encore. Un peu plus franc, mais toujours sans chaleur.
— Ça te va bien. Léo le fantôme. Tu es discret, je te donne ça. Personne ne t’avait vu ?
— Non. Personne.
Mensonge. Mais je le dis avec calme. Froidement. Je m’y suis entraînée. Depuis des semaines. Des années.
Il me jauge. Je le sens dans la tension de ses yeux. Il est intelligent. Trop.
Puis il hausse les épaules, comme s’il acceptait de ne pas tout savoir, pour le moment.
— Tant mieux. Si tu mens, je le saurai. Et je déteste qu’on me mente.
Il tend la main. Instinctivement, je recule, prêt·e à mordre, frapper, mordre encore.
— Calme-toi, dit-il. Je veux juste ton couteau.
— T’es malade.
Il ne rit pas. Il se contente d’un regard lourd, patient.
— Tu préfères que je le prenne moi-même ?
Je serre les dents. Lentement, je sors la lame de ma poche. Pas parce que je lui fais confiance. Mais parce que j’ai compris une chose : il ne plaisante pas. Il ne me frappera pas. Il fera pire.
Il prend le couteau sans brutalité. Il le regarde longuement. La lame usée. La poignée fendue.
C’est à moi. C’est la seule chose que j’ai emportée de là-bas. Là où j’ai fui. Là où j’ai laissé un corps derrière moi.
— C’est émoussé. Ça coupe à peine.
Je baisse les yeux.
— C’est à moi.
Il la glisse dans la boîte à gants.
— Tu la récupéreras si tu vis assez longtemps.
Le silence tombe. Lourde nappe de tension.
Dehors, la pluie tambourine contre les vitres comme des doigts impatients. Le conducteur tourne dans une rue inconnue. Les quais disparaissent. Le fleuve n’est plus qu’un souvenir.
Je me sens dériver. Déjà loin de ce que je connaissais.
— Où on va ?
Il me jette un regard.
— Là où tu vas comprendre ce que tu as vu. Et pourquoi tu vas rester en vie. Si tu fais ce que je dis.
Je déglutis. L’air me semble plus épais.
— Tu vas me tuer ?
Il rit. Pas méchamment. Pas même ironiquement. Juste… las. Comme s’il avait entendu cette question mille fois.
Comme si ma peur n’était qu’un détail parmi d’autres.
— Non, Léo. Si je voulais te tuer, ce serait déjà fait. Mais tu m’intrigues. Tu étais là au mauvais moment… ou au bon.
Il ajoute, plus bas, presque pour lui-même :
— Peut-être que tu es ce que j’attendais.
Je fronce les sourcils. Une nausée monte. Une peur étrange.
Et un éclat d’autre chose. Une étincelle tordue dans ma poitrine.
— Et si je refuse ?
Son regard change. L’ombre passe dans ses pupilles.
— Tu veux retourner sous la pluie ? Avec les rats ? Le froid ? Tu veux que ton corps disparaisse dans un caniveau, sans nom, sans cri ?
Il se penche. Ses mots effleurent ma joue.
— Ou tu veux… une place ? Un sens ? Même sale. Même tordu. Tu veux compter pour quelqu’un, Léo ?
Je détourne les yeux. Je suis morte de peur. Mais aussi… autre chose.
Quelque chose d’interdit. Un espoir. Un goût de danger. Un vertige.
— C’est quoi, ce “quelque chose” ?
Il sourit.
— La famille.
Je le fixe.
— La mafia ?
Il éclate de rire. Un vrai cette fois. Son rire claque dans la voiture, inattendu.
— Quel mot sale. Non. Pas la mafia. Pas comme dans les films.
Il se redresse un peu. Son visage devient plus sérieux.
— Un réseau. Une organisation. Une force. Des gens qui savent se rendre utiles. Et discrets.
Je sens mes doigts trembler. Ce qu’il décrit… je le comprends trop bien.
Personne ne me cherche. Je n’ai plus de nom. Plus de foyer.
Et lui… il me regarde. Même à travers le mensonge. Il me voit.
— Tu vas me garder pour quoi ? Pour faire le ménage ?
Il me dévisage.
— Pour écouter. Apprendre. Taire ce que tu as vu. Et peut-être… survivre autrement.
Il se penche encore.
— Mais pour ça, faut que je te fasse confiance. Et que toi, tu me fasses confiance aussi.
Je murmure, presque malgré moi :
— C’est quoi ton nom ?
Il sourit. Et cette fois, c’est plus qu’un sourire. C’est une lame. Une promesse. Un piège.
— Appelle-moi Kieran.
La voiture ralentit. Une grille se lève. Un souterrain avale la lumière. On entre dans une cour sombre. Béton, caméras, projecteurs blafards.
Le moteur s’arrête. Mais le silence continue de vibrer.
Je suis
déjà ailleurs. Déjà piégée.
Mais pour la première fois depuis des mois, depuis des années peut-être…
J’ai chaud.
Et ce Kieran… ce nom… je le sais.
Il va tout changer.
LIVIAIl change soudain de position. D'une main ferme, il me retourne sur le ventre. Sa paume s'appuie entre mes omoplates, me maintenant contre le matelas. La position est vulnérable, soumise. Je tourne la tête sur le côté, haletante, la joue écrasée contre le lin.Il entre en moi par-derrière, et la sensation est différente, plus profonde, plus animal. Il prend une poignée de mes cheveux, pas assez pour vraiment faire mal, mais assez pour contrôler l'angle de ma tête, pour que je voie notre reflet déformé dans la vitre noire de la baie : sa silhouette puissante se mouvant sur la mienne, mon corps arqué sous le sien.— Tu vois ? souffle-t-il à mon oreille. — Tu vois à qui tu appartiens ?Je ne peux pas répondre. Ma bouche est ouverte sur un silence plein de souffles saccadés. La vue de nous deux, enlacés dans ce ballet brutal, achevé de m'enflammer. La honte se mue en excitation pure. J'abandonne. Non pas à lui, mais à la sensation, au feu, à la terrible vérité de ce moment.Son ryth
LIVIALe silence qui suit la menace de Marko n'est pas vide. Il est chargé d'une électricité brute, celle qui précède l'orage. Les mots sur mes parents, froids et précis, résonnent encore dans la pièce comme des lames tombant sur du marbre. Mais ils ont aussi accompli leur œuvre. Ils ont brûlé les derniers ponts. Il ne reste plus qu'un abîme, et de l'autre côté, lui.Il se dirige vers la chambre, une silhouette sombre absorbant la faible lumière. Il n'a pas besoin de se retourner pour savoir que je vais le suivre. C'est une certitude désormais. La seule qui me reste.Je marche. Mes pas sur le sol lisse ne font aucun bruit. La porte de la chambre est ouverte, une gueule d'ombre. Je passe le seuil.La chambre est baignée d'une lueur bleutée, celle de la ville qui entre par la baie vitrée. Marko est debout près du lit, il défait les boutons de sa chemise noire. Ses mouvements sont lents, méthodiques. Ce n'est pas de la séduction. C'est une préparation. Comme il enlèverait un gant avant u
LIVIALuciano s’avance enfin. Son silence est plus lourd que des cris.— Marko , dit-il, les mots tombant comme des blocs de glace. Tu t'es alliée à mon ennemi...Je ne nie pas. Un hochement de tête, presque imperceptible.Un juron étouffé, en italien, s’échappe des lèvres de Luciano. Il tourne les talons, fait quelques pas, les mains crispées dans son dos.— Tu es dans la gueule du loup, Livia. Pas protégée. Prisonnière.— Je ne suis pas prisonnière. Je suis là, non ? Je suis venue seule. En voiture. Sa voiture.— Un leurre ! tonne-t-il en se retournant, sa fureur éclatant enfin. Une démonstration de pouvoir ! Il te laisse faire un tour pour te montrer que même ta « liberté » est une permission qu’il accorde. Tu crois qu’il ne sait pas où tu es en ce moment même ?— Je le sais parfaitement. Et cela ne change rien.Elena me serre les bras plus fort, son regard perçant.— Il te fait du mal.Ce n’est pas une question. C’est une constatation. Ses yeux se posent sur ma nuque, là où un ble
LIVIALe jour suivant l’entraînement, la douleur est une présence constante, un rappel brutal gravé dans ma chair. Chaque mouvement me rappelle la chute, la main de Marko, la leçon. Mais c’est une douleur fière. Je me regarde dans le miroir sans tain de la salle de bain, j’observe les marbrures bleutées naissantes sur mon épaule, ma hanche. Des trophées.Marko est absent, « pour affaires ». La tour est silencieuse, un sanctuaire de verre et d’acier. Ce matin, elle me paraît soudain être une cage d’une infinie transparence. Un aquarium où le prédateur peut me voir à tout instant.C’est dans ce silence que le fantôme me frappe. Pas avec la violence de Marko, mais avec la douceur insidieuse d’un parfum oublié.C’est l’odeur du medovik, le gâteau au miel. L’odeur est si vive, si réelle, que je me retourne, m’attendant à voir la silhouette d’Elena dans l’embrasure.Il n’y a rien. Seulement le néant luxueux du loft.La vague de nostalgie qui me submerge alors est plus violente que n’importe
LIVIAIl se lève et se dirige vers le mur de verre, contemplant l’horizon.— Le combat physique n’est qu’une langue. Tu vas l’apprendre. Les armes, les poings, la manière de tuer avec tes mains. La cyber-surveillance, les réseaux obscurs, la manière de tuer avec un clavier. La psychologie, la manipulation, la manière de tuer avec un mot.Il se retourne, et son visage est empreint d’une gravité qui me transperce.— Ce ne sera pas un entraînement. Ce sera une seconde naissance. Plus douloureuse que la première. Je vais démonter Livia, pièce par pièce, et la reconstruire en quelque chose de plus fort, de plus rapide, de plus mortel.Je me lève à mon tour et je marche vers lui. Je m’arrête à quelques centimètres, levant mon visage vers le sien.— Fais-le. Démonte-moi. Reconstruis-moi. Je ne te crains pas.Je vois l’étincelle d’un défi dans son regard. Et autre chose. Une convoitise brute. Le désir n’a pas disparu. Il a muté, s’est fondu avec la soif de pouvoir, avec le projet de me forger.
LIVIALe soleil est un faux ami. Il caresse les vitres de la voiture, illumine les rues, mais il ne réchauffe rien à l’intérieur. Un froid de glace coule dans mes veines, un résidu de la scène qui vient de se jouer. J’ai parlé. J’ai menacé. J’ai détruit. Et je n’ai ressenti ni peur, ni remords. Rien qu’un calme terrible, une clarté cristalline. Comme si j’avais enfin trouvé ma véritable forme, après une vie passée dans une peau trop étroite.Mes doigts sont posés sur mon genou. Je les observe. Ils ne tremblent plus. La main de Marko les recouvre, chaude, lourde, réelle. Son pouce caresse ma jointure, un mouvement lent, hypnotique. Il ne parle pas. Il n’a pas besoin de mots. Son silence est une cathédrale autour de nous, un espace sacré où ce que je suis devenue peut simplement exister.Je tourne la tête, laissant mon regard se perdre dans le profil de marbre qu’il offre à la ville. Il regarde droit devant, mais toute son attention est ancrée en moi. Je le sens. C’est un nouveau sens qu







