Nora
Je suis restée assise dans ce fauteuil, jambes croisées, les doigts posés sur mes genoux comme si cela pouvait contenir ce qui bouillonnait en moi. Une posture soigneusement choisie. Studieuse. Calme. Mais en moi, tout grondait.
Un chaos contenu. Une mer de feu sous la peau.
Hugo était là, tout près. Trop près pour que je l’ignore. Pas assez pour qu’on puisse parler d’indécence. Juste ce qu’il faut. Il s’arrangeait pour se maintenir dans cette zone floue, ce territoire de tension invisible où chaque geste compte, chaque regard pèse. Ce qu’il évitait disait plus long que ce qu’il regardait.
Je percevais sa lutte.
C’était dans la façon qu’il avait de se déplacer, lentement, comme en apesanteur. Dans ses silences, plus longs qu’ils ne devraient l’être. Dans sa voix, plus grave, plus basse. Chaque mot qu’il prononçait semblait filtré, pesé, écorché.
Et ce regard…
Il revenait vers moi comme un chien revient à sa laisse. Il se posait, s’échappait, et puis revenait encore. À contretemps. À contrecœur.
Je fis un mouvement presque innocent. Je me penchai vers mon sac, une main posée sur la table, l’autre qui effleura les pages de mon carnet. Un geste simple. Mais ma robe glissa plus que nécessaire, découvrant un peu plus le haut de mes cuisses.
Je savais.
Je sentis l’air changer autour de nous.
Il baissa les yeux.
Juste un instant.
Mais un instant trop long.
Quand je me redressai, je vis qu’il fixait désormais la fenêtre, comme si elle contenait soudain tout l’intérêt du monde. Mais ses traits s’étaient tendus, et son souffle avait légèrement ralenti. Presque imperceptiblement. Mais moi, je le voyais.
Je me suis redressée très lentement. J’ai réajusté la robe. Sans me presser.
Puis j’ai murmuré :
— Vous aviez parlé de Barthes, la dernière fois. De ce passage sur le frisson... Vous vous souvenez ?
Il ne répondit pas tout de suite. Son regard flotta encore, puis il fit un pas vers sa bibliothèque. Un geste d’évitement. Une fuite feutrée.
— Le frisson, dis-je plus bas encore… n’est-il pas déjà une forme de consentement ?
Il s’arrêta dans son mouvement.
Juste une seconde.
Puis il reprit, plus raide qu’avant, ses gestes mécaniques. Il attrapa un livre, le serra dans sa main. Mais je voyais ses épaules. Droites, trop tendues.
Quand il se retourna, ses yeux se fixèrent sur le livre. Il évita les miens. Mais pas assez vite.
Je l’avais vu.
Je l’avais fissuré.
Il déposa le livre devant moi avec une lenteur presque cérémonieuse.
— Fragments d’un discours amoureux, murmura-t-il. Il faut le lire lentement. Sinon on rate l’essentiel.
Je posai mes doigts sur la couverture. Mon index traça les lettres du titre comme on effleure une peau fragile. Puis je levai les yeux vers lui.
Cette fois, il me regarda.
Et dans ce regard, il y avait autre chose. Une faille. Un combat. Une peur.
Pas de moi.
De lui-même.
— Je peux le garder ? demandai-je dans un souffle.
— Bien sûr, répondit-il après un battement. Mais… ce livre n’est pas inoffensif.
Je laissai un sourire naître. Lent. Sincère. Cruel.
— Aucun mot ne l’est vraiment.
Son souffle se fit plus visible. Son regard se perdit un instant sur ma bouche. Puis il le rattrapa. Mais c’était trop tard.
Je m’étais glissée dans son trouble. Je l’y avais planté comme une lame douce.
— Il va falloir que vous fassiez attention, murmura-t-il. À ne pas trop vous perdre dans ce que vous écrivez.
Je souris encore. Mais cette fois, c’était plus grave. Plus lent.
— Et si… me perdre, c’était justement ce que je cherche ?
Le silence qui suivit fut interminable.
Je le vis hésiter à parler. Il ouvrit la bouche, la referma. Sa main se crispa sur le bord du bureau. Il recula. Comme si ce pas pouvait nous séparer à nouveau.
Mais rien n’efface une tension déjà avouée.
— Vous pouvez y aller, Nora. On se revoit jeudi.
Je me levai, doucement. Reculai la chaise sans bruit. Rangeai mes affaires avec soin. Mais chaque geste était une mise en scène. Une attente. Une offrande.
J’espérais qu’il me regarde.
Pas comme un professeur. Pas comme un homme raisonnable.
Comme un homme tenté.
Arrivée à la porte, je posai la main sur la poignée, puis me retournai légèrement. Pas tout à fait. Juste assez pour tendre un dernier fil.
— Professeur ?
Un temps suspendu.
— Oui ?
Je restai là, dos à lui. La tête légèrement inclinée. La voix plus fragile que je ne l’aurais cru.
— Est-ce que vous me regarderez… quand j’écrirai ce mémoire ?
Il ne répondit pas tout de suite.
Puis, sa voix me parvint. Grave. Défaite.
— Je vous lis déjà.
Je sortis. La porte se referma derrière moi dans un souffle. Pas tout à fait un claquement. Pas tout à fait une fuite.
Et en moi, un feu. Calme. Froid. Absolu.
Le fil avait tenu.
Mais il vibrait encore.
Nora
Je n’ai pas pris l’ascenseur.
Je voulais sentir chacun de mes pas. La raideur de mes jambes. La chaleur encore logée entre mes cuisses. Le frisson discret qui remontait le long de mon dos.
Je suis descendue les escaliers lentement, comme on redescend d’une scène. Le cœur battant, les pensées en vrac, et ce goût de victoire fragile dans la bouche.
Sa voix tourne encore dans ma tête.
Je vous lis déjà.
C’était plus qu’un aveu. Moins qu’un acte.
Mais suffisant.
Je traverse le campus sans regarder personne. Je sais que certains me dévisagent. La robe rouge que je porte n’a rien d’anodin. Elle me serre à la taille, épouse ma hanche gauche comme une main posée là. Elle s’ouvre un peu trop quand je marche. Et je la laisse faire.
Je ne veux pas me cacher.
Pas aujourd’hui.
Je suis rentrée chez moi sans allumer les lumières. La lumière du dehors suffisait. Je suis restée un moment debout, au centre du salon. Mes clés encore en main. À l’écoute de ce silence qui n’était plus vide. Un silence habité.
Il était partout.
Sur mes lèvres encore humides d’un sourire intérieur. Dans la paume de ma main, là où j’avais effleuré la table de son bureau. Dans l’entrejambe de ma robe, marquée de cette tension que je n’avais pas libérée.
Je suis allée directement dans ma chambre. J’ai ôté mes chaussures sans les défaire. Puis j’ai glissé la fermeture dans mon dos. Lentement. Trop lentement. J’avais envie de sentir chaque centimètre de tissu se détacher de ma peau.
La robe a glissé à mes pieds.
Je suis restée nue un instant.
Face à mon miroir.
Ce n’était pas de la vanité. C’était… autre chose. Comme une mise en scène pour moi-même. Pour mesurer. Pour comprendre ce que je devenais.
Ma peau était parcourue de frissons, comme si le souvenir de ses regards y avait laissé des traces. Mes seins se dressaient légèrement, sensibles à la fraîcheur de la pièce, mais surtout à ce qui brûlait en moi. Mes cuisses s’ouvraient imperceptiblement.
Je me suis approchée du miroir. Je l’ai frôlé du bout des doigts. Il était froid. Mon reflet ne l’était pas.
Je ne suis pas une fille sage.
Je n’ai jamais vraiment su l’être.
Mais je sais ce que je veux. Et je sais où ça me mène.
Et cette fois, ce n’est pas l’attente qui me consume.
C’est l’anticipation.
Je m’assieds au bord du lit, ouvre mon ordinateur. Je tape quelques mots. Le titre de mon mémoire. Figures de l’attente dans la littérature amoureuse. Ironique.
Et tout de suite, je pense à lui. À ses mains sur ses notes. À la manière dont il m’a dit « lisez lentement ». Comme si l’on pouvait lire un corps lentement.
Je me lève. J’ouvre le livre qu’il m’a donné. Barthes. Les pages sentent la bibliothèque, l’encre un peu passée. L’ongle d’un lecteur précédent a marqué un coin de page. Je souris.
Et puis je tombe sur cette phrase :
« Je t’attends, cela veut dire : je t’aime déjà, et je souffre de te désirer. »
Je referme les yeux.
Je m’allonge.
Mes doigts retrouvent mon ventre. Puis descendent.
Je ne suis plus seule dans mon corps. Il est là. Dans chaque frémissement. Dans chaque soupir.
Je ne me touche pas seulement pour moi. Je le fais pour lui. Pour ce que j’ai éveillé en lui. Pour ce qu’il retient encore. Pour ce qu’il ne dit pas.
Je veux qu’il me veuille.
Qu’il résiste.
Et qu’il craque.
Je veux qu’il glisse.
Lui aussi.
De l’autre côté du miroir.
NORALe cuir de la banquette colle à ma peau, chaque millimètre de mon corps réagit à la chaleur confinée, à l’odeur de son parfum qui m’enveloppe comme une fumée brûlante, mes mains cherchent ses bras, ses épaules, agrippent sa chemise, tirent, rapprochent, et déjà ses doigts ne se contentent plus de frôler, ils explorent, s’aventurent, remontent le long de mes cuisses, effleurent ma peau nue sous la soie de ma robe, caressent mes reins, mes hanches, chaque frôlement me fait frissonner, me cambre, gémir, mon souffle devient court, haletant, chaque inspiration une torture délicieuse, chaque vibration de son corps contre le mien un feu que je ne peux éteindre .Ses lèvres descendent sur ma nuque, mordillent doucement, sa langue trace des lignes brûlantes le long de ma peau, et je sens sa dureté contre moi, son corps qui se tend, prêt à m’engloutir, mes mains glissent sur son torse, remontent son cou, s’enroulent dans ses cheveux, je l’attire plus près, mes gémissements deviennent des a
NORALe parking est presque vide à cette heure, les néons grésillent au plafond, projetant une lumière blafarde qui étire les ombres sur le béton, chaque pas que je fais résonne trop fort, comme si tout l’espace m’écoutait, me jugeait, mes talons claquent, étouffés par l’écho du silence, mon sac me pèse à l’épaule, mes doigts s’y agrippent nerveusement, j’avance trop lentement, prête à faire demi-tour au moindre signe, et pourtant je continue, mon cœur cogne dans ma poitrine comme s’il voulait s’échapper, comme si déjà il savait ce qui m’attend derrière cette silhouette.Je le vois avant même d’arriver à sa voiture, appuyé contre la portière, les bras croisés, son regard posé sur moi avec cette intensité qui me brûle de loin déjà, sa chemise sombre se confond presque avec la carrosserie, mais son sourire se dessine nettement quand il me voit, ce sourire qui m’arrache tout courage, qui efface mes pensées, qui m’attire malgré moi comme une flamme dévore une ombre, mes jambes ralentissen
NORAIl ne me lâche pas tout de suite, ses yeux plantés dans les miens comme pour me retenir clouée à cette chaise, et je crois un instant qu’il va replonger sur moi, qu’il va m’arracher un autre baiser, mais au lieu de ça, sa voix s’abaisse, rauque, presque caressante— Attends-moi après les cours, dans le parking, ma voiture sera ouverte, je t’y attendsJe reste muette, ma gorge se serre, mon cœur s’emballe, je secoue imperceptiblement la tête, incapable de formuler un vrai refus, et il sourit en voyant mon trouble, comme s’il avait déjà gagné— Non… souffle-je enfin, trop faible, je dois rentrer, je ne peux pas…Sa main revient, son pouce glisse sur ma lèvre encore gonflée de notre baiser, et je frémis malgré moi, incapable de reculer, mon corps me trahit encore une fois— Tu peux, murmure-t-il, sa bouche frôlant la mienne, tu vas, parce que tu sais aussi bien que moi que tu en crèves d’envie, ne mens pas, Nora…Je voudrais protester, je voudrais hurler que ce n’est pas vrai, mais
NORASon sourire contre ma peau me glace et m’embrase à la fois, je détourne les yeux mais sa main revient aussitôt, sa paume chaude sous mon menton me force à relever la tête, à l’affronter, et je déteste à quel point mon corps obéit, à quel point je me laisse guider sans résister, comme si ses gestes avaient déjà écrit leur loi sur moi.Ses yeux plongent dans les miens, sombres, brûlants, il n’y a pas de douceur dans ce regard, seulement une faim, une jalousie brute qui me transperce, et plus il me fixe, plus je sens mes jambes trembler, mes cuisses se serrer d’un réflexe que je ne contrôle pas, comme si mon corps tout entier appelait ce qu’il m’interdit pourtant de vouloir.— Regarde-moi, souffle-t-il, sa voix rauque glissant dans mon oreille, je veux que tu saches que tu es à moi, que personne n’aura jamais le droit de poser les yeux sur toi comme je le fais maintenant.Sa main descend de ma gorge jusqu’à ma clavicule, ses doigts jouent avec la bretelle fine de ma robe, la frôlent
NORAJe quitte l’appartement presque en courant, mon sac battant contre ma hanche, mes doigts encore crispés sur la lanière comme si c’était la seule chose qui m’ancre encore, je descends les escaliers trop vite, mes talons résonnent sur chaque marche, mon souffle court, et quand je pousse enfin la porte de l’immeuble, l’air du matin me frappe au visage comme une gifle, clair, vibrant, plus tranchant que je ne l’attendaisJe traverse la rue, et déjà je sens les regards, d’abord discrets, puis insistants, comme des éclats qui m’atteignent de toutes parts, les hommes ralentissent, leurs yeux me dévorent sans pudeur, certains se retournent même après m’avoir croisée, les femmes me jettent des coups d’œil rapides, entre jalousie et curiosité, et je continue à marcher, le cœur serré, la nuque raide, chaque pas est un défi, chaque battement de mon cœur me rappelle que je ne suis pas à ma place dans cette peau trop lisse, trop belle, trop parfaite pour moiLa robe glisse autour de mes cuisse
NORALa feuille tremble entre mes doigts, mon cœur bat si fort que j’ai l’impression qu’il cogne directement contre le papier, comme si chaque mot que je lisais était une pulsation qui se prolongeait dans mes veines, je déplie doucement, mes yeux se brouillent déjà, j’ai peur de ce que je vais découvrir, peur qu’il ait écrit un adieu, peur qu’il n’y ait que trois mots cruels qui me jettent dans le vide, et pourtant je lis, je ne peux pas m’empêcher, mes yeux happent les lettres rapides, presque rageuses, comme s’il les avait griffées en s’arrachant lui-même« Prends une douche, tu trouveras des vêtements dans le dressing, à ta taille. Tu en auras besoin. »C’est tout, rien d’autre, pas de signature, pas d’explication, et pourtant je reste figée, incapable de respirer, parce que ce peu de mots est déjà un ordre, une promesse, une ombre sur ma peau, il savait que je me réveillerais ainsi, nue, perdue, incapable de comprendre, il a prévu mes gestes, il a décidé de ce que je porterais, co