Ophélie
J’ai vingt-six ans mais parfois j’ai l’impression d’en avoir quarante, comme si chaque nuit passée à sourire à des inconnus m’avait volé un peu plus de jeunesse, un peu plus d’innocence. Quand je me regarde dans le miroir, j’ai l’impression de voir deux femmes différentes se superposer.
Il y a celle que je connais, fatiguée, abîmée par les compromis, par les choix que je n’ai pas vraiment faits mais que la vie m’a imposés. Et puis il y a celle que je deviens quand je franchis les portes d’un hôtel de luxe, celle qui sait marcher avec une assurance étudiée, celle qui parle d’une voix basse et posée, celle qui se laisse effleurer sans broncher, comme si ça ne la touchait plus.
Je n’ai pas choisi ce métier, pas vraiment. Il s’est imposé à moi comme une évidence cruelle le jour où les factures se sont empilées et où je n’avais plus rien d’autre à vendre que moi-même. Alors j’ai appris à jouer un rôle. J’ai inventé une femme que je ne suis pas, séduisante, sûre d’elle, inatteignable. J’ai appris à sourire quand j’avais envie de pleurer, à me taire quand j’avais envie de hurler.
Parfois je me demande qui je suis vraiment. La jeune femme que mes parents imaginaient devenir professeur ou infirmière, ou bien cette créature de satin et de poudre qui s’abandonne pour de l’argent à des hommes dont je ne sais souvent même pas le prénom.
Devant le miroir, je détaille mon reflet comme pour me rappeler que je suis encore réelle. Je suis grande, élancée, avec des formes que j’ai longtemps détestées. Trop de hanches, trop de poitrine, trop de tout. Mais dans ce monde-là, ce sont devenus mes atouts, ma carte de survie. Ma taille fine, mes jambes longues que j’ai appris à cambrer, mes épaules droites qui donnent une illusion d’élégance naturelle. J’ai appris à aimer ce que d’autres payent pour toucher.
Mes cheveux châtain clair glissent en cascade jusque dans mon dos, comme un voile que je peux tirer devant mon visage quand je veux disparaître. Mais je sais que ce sont mes yeux qui me trahissent le plus. Ils sont d’un gris étrange, changeant, presque métallique, et quoi que je fasse, ils laissent toujours transparaître ce que je voudrais cacher. La fatigue, la mélancolie, le doute. Même soulignés de noir, même ourlés de fards, ils ne mentent pas.
Je passe ma robe de satin. Elle colle trop à ma peau, épouse mes courbes avec une exactitude que je trouve obscène. Je sais que c’est ce que le client attend : une femme sculptée dans un tissu brillant, un objet de désir prêt à se plier. Mais à l’instant où le tissu glisse sur mes hanches, j’ai envie de tout arracher, de redevenir invisible.
Je ferme les yeux un moment. J’inspire profondément. Je redresse les épaules comme on s’arme pour une bataille. Et je murmure ce mensonge que je me répète chaque soir, mon talisman, ma seule échappatoire :
Ce n’est qu’un travail, rien de plus.
Je prends mon sac, mes clés, mon manteau. Le bruit du verrou qui claque derrière moi me serre toujours le cœur, comme si je laissais derrière cette porte une version plus fragile de moi-même. Dehors, l’air de la nuit me gifle, humide, chargé de pluie ancienne et de fumée de cigarettes.
Je descends la rue, mes talons claquant sur le trottoir encore humide. Les passants se retournent, certains par curiosité, d’autres avec ce regard appuyé qui me rappelle pourquoi je suis habillée ainsi. Moi, je garde la tête haute, même si chaque pas pèse un peu plus.
Le métro est bondé, comme toujours. Je sens les regards glisser sur moi, certains lourds, d’autres furtifs, d’autres encore teintés d’envie ou de jugement. Je me recroqueville intérieurement. Je colle mon sac contre moi et fixe un point invisible, comme si je pouvais me soustraire à cette foule en me réfugiant dans ma bulle.
Quand je ressors à la station de l’Opéra, le contraste est brutal. Les façades illuminées, les voitures de luxe qui glissent le long des boulevards, les portiers en uniforme devant les palaces. Ici, tout brille, tout se donne des airs de conte de fée. Mais moi, je sais. Je sais ce qui se cache derrière les dorures, derrière les tentures, derrière les sourires trop blancs.
Je ralentis le pas. Devant moi, l’hôtel s’élève, immense, intimidant, auréolé de lumière. Les lettres dorées de son nom s’imposent comme une frontière entre deux mondes. De l’autre côté de ces portes vitrées, je ne suis plus Ophélie. Je deviens celle qu’ils attendent.
Je respire une dernière fois l’air de la rue, froid et libre, même s’il sent l’essence et le bitume. Puis je pousse la porte tambour.
Et la nuit peut commencer.
ÉlodieLe silence retombe progressivement dans la salle, comme si le monde retenait encore son souffle, suspendu entre le scandale et l’attente. Mes genoux tremblent légèrement, mes mains crispées sur mon voile, mais un étrange soulagement commence à poindre : Marc n’a pas encore fui, il est là, son regard me traverse, chargé de questions, de confusion, mais aussi d’une lueur qui n’est pas complètement fermée.Chaque respiration devient précieuse, chaque battement de mon cœur résonne comme un écho de ce chaos qui vient de passer. Mes doigts se posent instinctivement sur mon ventre, comme pour chercher un ancrage, un point de stabilité dans ce tumulte intérieur. La vie que je porte me semble soudain plus réelle, plus urgente, et ce petit être à l’intérieur de moi amplifie mes émotions, transformant chaque frisson de peur en un vertige de désir et d’espoir.— Marc… s’il te plaît… murmuré-je, ma voix fragile mais tremblante de supplication, laisse-nous continuer… laisse-moi…Mes mots flo
LÉAJe sens que l’air de la maison devient plus lourd. Ou peut-être est-ce mon cœur qui se serre. Mes pensées s’enchevêtrent et je n’arrive plus à rester immobile. Je me lève un peu maladroitement, les mains tremblantes, et je dis doucement :— Grand-mère… je crois que je vais rentrer chez moi. Il se fait tard, et je ne voudrais pas abuser.Son regard se tourne vers moi, à la fois surpris et indulgent. Comme si elle lisait en moi le besoin de fuir et la fatigue qui me plie. Puis elle hoche la tête lentement, avec cette majesté tranquille qui la caractérise, comme si rien ne pouvait la prendre de court.— Bien sûr ma chère, dit-elle. Je vais demander à un chauffeur de te raccompagner. Tu n’as rien à craindre. Et tu sais que tu seras toujours la bienvenue ici, puisque ta meilleure amie est désormais des nôtres. Cette demeure t’est ouverte, à toute heure, sans condition.Ces mots me réchauffent malgré ma hâte de sortir. Je me sens enveloppée d’une sorte de bénédiction, et en même temps p
OphélieJe ne m’attendais pas à ce que la soirée prenne cette tournure, et pourtant la grand-mère est toujours là, assise devant moi, son regard clair et pénétrant posé sur mon visage comme si elle voulait y lire quelque chose que je n’ose pas encore nommer, je me sens observée, mais pas jugée, scrutée comme on scrute un métal pour savoir s’il peut être forgé— Tu peux me tutoyer, dit-elle soudain, sa voix est douce mais ferme, comme une consigne qui ne laisse pas de place à la discussion, et appelle-moi grand-mère, puisque désormais nous sommes de la même familleJe reste un instant interdite, surprise par cette familiarité offerte, moi qui ai toujours gardé une distance respectueuse avec elle, comme si sa présence imposait naturellement une barrière invisible, mais je sens qu’elle veut autre chose ce soir, un pacte, une alliance— Grand-mère, soufflé-je enfin, et ce mot résonne en moi comme une promesse et une peur à la fois, car je comprends qu’il m’engage plus loin que je ne pensa
Léa La grand-mère se tourne vers nous, et je sens soudain une autre lueur dans son regard, plus vive, plus perçante, presque stratégique. Une tension différente, comme un courant qui circule entre ses souvenirs et ses projets. Elle croise les bras, s’appuie légèrement sur le dossier du fauteuil, et je perçois qu’elle n’est plus seulement en train de raconter son passé : elle prépare un futur, un plan invisible mais précis.— Il y a quelque chose que vous devez savoir, dit-elle d’une voix basse, mais qui coupe l’air comme un couteau : je n’ai jamais aimé celle que votre petit-fils a choisie comme épouse. Jamais. Et ce n’est pas un caprice, ce n’est pas de l’orgueil. C’est… instinct, intuition, mais aussi la connaissance des hommes et de ce qu’ils voient ou ne voient pas. Elle ne lui correspond pas, Ophélie. Elle ne correspond pas à lui, ni à moi .Je sens mon souffle se bloquer. Ophélie me regarde, surprise, et moi aussi, je sens un mélange d’incrédulité et d’excitation : la grand-mèr
LéaMon corps se fige, mon souffle se bloque dans ma poitrine, je sens chaque fibre de moi prête à se tendre ou à rompre, et pourtant je sais que je ne peux pas fuir. Ses yeux de jade me transpercent, et je sens qu’elle attend de moi autre chose qu’un simple acquiescement. Chaque mot que je retiens est un poison qui me brûle les lèvres, chaque silence, une accusation. Je prends une profonde inspiration, mes doigts s’accrochent à ceux d’Ophélie, cherchant un ancrage, une force que je croyais mienne, et je parle d’une voix qui tremble à peine :— Je… j’ai toujours su qu’il y aurait des secrets à protéger, murmuré-je, et que parfois le silence valait mieux que la vérité… mais je ne veux pas mentir, pas devant vous.Le silence tombe, lourd, saturé de tensions contenues. La grand-mère incline la tête, observant chaque nuance de mon visage, chaque hésitation, chaque micro-frisson. Enfin, elle laisse échapper un souffle, presque imperceptible, qui fait vibrer l’air.— Vous avez du courage, d
OphélieElle ne bouge pas, elle nous scrute, et j’ai l’impression que son silence pèse plus qu’un cri, qu’il écrase l’air autour de nous comme une chape de plomb. Ses doigts battent l’accoudoir, secs, réguliers, ce bruit sec ressemble au compte à rebours d’un sablier invisible, et chaque battement me rapproche de l’instant où je devrai parler. Enfin, sa tête se penche légèrement, imperceptiblement, et sa voix s’élève, grave, lente, chaque mot détaché comme si elle dictait une sentence.— Je n’aime pas les mensonges, dit-elle, et je n’aime pas les histoires mal racontées. Ici, vous allez parler. Tout. Clair. Net. Comme si vous étiez devant un tribunal.Je baisse les yeux, incapable de soutenir ses prunelles vertes qui luisent dans la pénombre du salon, et ma gorge se serre, douloureuse. La main de Léa se crispe autour de la mienne, chaude et tremblante, mais elle ne dit rien, et je comprends que c’est à moi de porter cette vérité, de la faire jaillir, de me mettre à nu devant cette fem