Chapitre 5 : La Confusion

Le silence de la nuit ne ressemblait plus à ce qu’elle connaissait.

Chaque souffle du vent, chaque craquement de branche, chaque battement d’ailes dans l’obscurité semblait lui parler. L’univers entier s’était mis à chuchoter à son oreille, mais dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Un langage ancien, instinctif, terrifiant.

Shelby s’assit sur le bord de son lit, le dos voûté, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains. Les rideaux étaient fermés, mais elle sentait la lune derrière eux, comme une pression dans sa poitrine. Elle avait essayé de dormir. En vain. Ses rêves n’étaient que cris, courses sauvages, sang, griffes, crocs.

Elle n’était plus elle-même. Et c’était insupportable.

Sa chambre, pourtant familière, lui semblait soudain étrangère. Les posters au mur, les livres, les bougies, les carnets de poésie — tout ce qu’elle avait été jusqu’à il y a quelques jours — paraissait dérisoire maintenant. Elle avait l’impression de jouer à être une humaine. De porter un masque.

Une part d’elle voulait sortir en courant dans les bois, hurler à la lune jusqu’à en perdre la voix. L’autre, celle qui se souvenait de la douceur des bras de sa mère et des fous rires avec ses amis, la suppliait de résister. De tenir bon.

— Je suis en train de devenir un monstre…, murmura-t-elle dans le silence.

La porte s’entrouvrit. Sa mère entra, silencieuse, un bol de soupe chaude dans les mains.

— Tu n’as rien mangé de la journée, dit-elle doucement.

Shelby secoua la tête, les yeux rouges. Son regard fuyait celui de sa mère.

— J’ai peur de ce que je pourrais faire si je perds le contrôle.

Sa mère posa le bol sur la table de chevet et s’assit près d’elle.

— Tu ne deviendras pas un monstre, Shelby. Ce que tu ressens, ce tiraillement, c’est normal. Tu es entre deux mondes maintenant. Et aucun ne t’accueillera sans que tu t’imposes.

Shelby la regarda avec une douleur sincère.

— Pourquoi moi ? Pourquoi vous m’avez caché tout ça ? J’ai grandi dans un mensonge !

Un silence pesant s’installa. Sa mère sembla chercher les mots justes.

— Ton père et moi pensions te protéger. Nous savions que tu portais le gène, mais rien ne garantissait qu’il se déclencherait. La malédiction reste dormante chez certains, toute leur vie. On espérait que tu serais l’exception.

— Mais je ne le suis pas.

— Non.

Shelby sentit la colère remonter, incontrôlable.

— Et maintenant quoi ? Je dois devenir une bête ? Rejoindre une meute de loups ? Oublier qui je suis ? Oublier Shelby Elkson, la lycéenne, la fille qui voulait juste passer son bac et vivre normalement ?

Des larmes coulaient sur ses joues, brûlantes, salées.

— Je ne veux pas de ça, maman. Je ne veux pas vivre avec cette… chose en moi.

Sa mère posa une main sur sa joue.

— Tu es toujours Shelby. Ce que tu deviens ne te définit pas. C’est toi qui vas définir ce que signifie être l’une des nôtres. Tu n’as pas à suivre le chemin des autres. Tu peux en tracer un nouveau.

Mais ces mots, aussi doux soient-ils, ne suffisaient pas à apaiser la tempête intérieure.

Le lendemain, Shelby erra sans but à travers Sunstown.

Les rues lui semblaient plus étroites, les visages plus menaçants. Elle sentait les battements des cœurs autour d’elle. Devait-elle toujours cacher ce qu’elle était ? Et pour combien de temps encore ? Elle passait devant ses amis, mais leur parler lui semblait impossible. Trop de choses à expliquer. Trop de secrets.

À un moment, elle aperçut Brade, adossé contre la rambarde du vieux pont qui surplombait la rivière. Il l’attendait. Comme toujours.

Elle hésita, puis s’approcha à pas lents.

— Tu savais. Depuis le début.

Il hocha la tête.

— Oui. Dès que je t’ai vue. Il y a une lueur chez toi… différente. Et je connaissais ton nom. Elkson. Ce nom est ancien chez nous.

— Alors pourquoi tu m’as laissée croire que c’était un simple accident ?

Brade soutint son regard, grave.

— Parce que tu méritais de vivre un dernier instant d’ignorance. Une dernière respiration humaine.

Shelby serra les bras autour d’elle.

— Je ne sais plus qui je suis. Chaque matin, je me réveille en me demandant si je vais encore me contrôler… ou exploser.

Brade s’approcha, tout près.

— La confusion est la première épreuve. Si tu l’endures, tu survis. Si tu y plonges… tu te perds.

Shelby releva les yeux vers lui.

— Je suis en train de sombrer, Brade. Et je ne sais pas si je veux être sauvée.

Il lui tendit la main.

— Alors laisse-moi plonger avec toi. Et ensemble, on trouvera le fond… pour mieux remonter.

Cette nuit-là, Shelby ne dormit pas.

Elle resta allongée, les yeux fixés au plafond, écoutant les battements de son propre cœur. Elle pensait à sa vie d’avant, à celle qu’on lui avait volée, à celle qu’elle devait maintenant apprendre à reconstruire.

La confusion était là, ancrée en elle.

Mais au fond, une flamme résistait. Fragile. Têtue.

Et elle savait : elle n’en avait pas encore fini.