MasukAnouk
Je saute sur place, une petite danse de victoire silencieuse. Puis, je saisis mon ruban adhésif. Je lui attache les poignets aux accoudoirs du canapé, solidement. Les chevilles aussi. Il respire profondément, paisiblement. Mon sujet est en place.
J’attrape mon Moleskine et mon stylo vert. J’approche une chaise et m’assois face à lui, prête à noter chaque détail, chaque réaction au réveil. La peur, la colère, la négociation… du pur matériau romanesque.
Je patiente dix minutes, pleine d’impatience créative. Finalement, il gémit, remue la tête. Ses paupières s’ouvrent.
Ces yeux gris, maintenant parfaitement clairs et alertes, se posent sur moi, puis sur ses poignets entravés, puis sur le carnet sur mes genoux.
Je m’attends à des hurlements. À des questions affolées. À quelque chose d’humain.
Il prend une inspiration profonde, comme pour s’éclaircir la voix. Son visage est d’un calme déconcertant.
— Point un : Évaluation de la situation, dit-il d’une voix parfaitement posée, monocorde. Sujet femelle, probablement instable, opérant seule. Environnement désordonné, à l’image de sa psyché. Arme absente ou non visible. Motivation initiale : inconnue. Hypothèse privilégiée : chantage ou extorsion de base.
Je reste bouche bée, mon stylo vert en suspens au-dessus de la page blanche.
— Quoi ?
Il tourne légèrement la tête pour me regarder mieux, comme un spécimen rare.
— Vous m’avez drogué. Le thé avait un arrière-goût d’amertyme atypique, caractéristique du Midazolam, souvent contrefait. J’ai simulé l’effet pour voir votre modus operandi. C’est… brouillon.
Je cligne des yeux. Brouillon ?
— Point deux : Identification des risques, poursuit-il. Risque principal : l’imprévisible. Votre chaos est une variable incontrôlable. Il faudra y remédier.
Je trouve enfin ma voix, un petit filet aigu.
— Vous… vous n’êtes pas censé parler comme ça. Vous êtes censé avoir peur. Vous êtes mon kidnappé !
Il ignore ma remarque, son regard se fait plus perçant.
— Vous avez fait trois erreurs majeures. Un : le lieu. Trop près de votre domicile. Deux : l’outil de contention. Ce ruban adhésif de qualité moyenne perd son adhérence avec la transpiration. Je me serai libéré en moins de quinze minutes sans surveillance active. Trois : vous n’avez pas fouillé votre cible.
Il fait une pause, et ajoute, comme pour lui-même :
— Et quatre : choisir comme cible Dante Moretti.
Le nom tombe comme une pierre dans le silence poisseux de l’appartement. Moretti. Même dans mon trou à rat littéraire, ce nom résonne. Les journaux en parlent à demi-mot. Les fortunes bizarres, les accidents qui n’en sont pas.
— Moretti ? Le… le fromage ? Je bafouille, espérant follement qu’il existe une grande famille de fromagers italiens.
Un sourire mince, qui ne touche pas ses yeux, étire ses lèvres.
— Le syndicat, Anouk. Dante Moretti. Je présume que c’est bien vous, Anouk Durand ? Votre nom est sur le courrier sur la table.
Je sens le sol se dérober sous mes pieds de Converse élimées. Mon comptable méticuleux… c’était un parrain méticuleux. J’ai kidnappé un psychopate organisé. Pour écrire un roman.
— Point trois : Motivation, reprend-il, implacable. Pourquoi ? L’argent semble peu probable au vu de votre… laisser-aller. Le chantage affectif ? Vous ne me connaissez pas. Une lubie, alors. C'est quoi ? Une vengeance ? Un jeu ?
Ma voix n’est plus qu’un souffle.
— De l’inspiration.
Il cesse de parler. Le silence qui suit est plus lourd que toutes ses phrases. Il me dévisage, et pour la première fois, je vois quelque chose briller dans ses yeux gris. Ce n’est pas de la peur. C’est de l’intérêt clinique. Le genre d’intérêt qu’un entomologiste porte à un scarabée rare et particulièrement stupide.
— De l’inspiration, répète-t-il lentement.
— Je suis romancière. En panne. Je… je voulais écrire une dark romance. Je devais comprendre la dynamique. Capturer l’essence de… de…
— D’un kidnappé ? complète-t-il, l’air presque amusé. Ironique. Vous vouliez un personnage, Anouk. Vous en avez hérité d’un vrai.
Il tire sur ses liens, non pas avec violence, mais avec une tension méthodique. Le ruban adhésif grince.
— Point quatre : Solution immédiate, annonce-t-il. Deux options. Option A : Je me libère, et je vous démembre de façon protocolaire pour envoyer un message. Option B : Nous réévaluons les termes de notre… relation.
— Les… les termes ? Je bégaye, serrant mon carnet contre ma poitrine comme un bouclier.
— Vous me prenez pour votre sujet d’étude. Votre muse violente. Erreur. C’est moi qui vais faire de vous le mien. Votre chaos m’intrigue. Il est désordonné, inefficient, mais… créatif. C’est une faille de sécurité vivante. Je vais la cartographier.
Il arrête de tirer, se contentant de me fixer.
— Vous vouliez un psychopate, Anouk. Félicitations. Vous venez de signer un contrat à vie. Mon plan pour vous garder, vous et votre désordre fascinant, est déjà en cinq points dans ma tête. Le premier point était : se laisser capturer pour évaluer la menace. Nous y sommes.
Je regarde, horrifiée, le ruban adhésif commencer à se décoller lentement de l’accoudoir en bois, sous la pression constante et mesurée de ses poignets.
— Point cinq, conclut-il, et sa voix prend une tonalité étrangement douce, terrifiante. Vous allez me faire un autre thé. Sans additif. Et nous allons discuter du chapitre deux.
Je n’écris pas une ligne dans mon carnet. Je suis figée. Mon héroïne dark romance vient juste de me kidnapper à son tour.
Et son plan, je le sens, a déjà des annexes et un index alphabétique.
DanteJe sors un carnet de ma poche intérieure , un carnet en cuir noir, bien différent de celui que j’ai laissé à Anouk. J’y note quelque chose, lentement. Le grattement du stylo-plume sur le papier est le seul bruit.— Le prix, dis-je enfin sans lever les yeux. Il augmente de quinze pour cent. Pour couvrir les frais de contrôle de qualité renforcé que vos erreurs passées rendent nécessaires.— Quinze… mais c’est impossible ! Le contrat…Je lève enfin les yeux vers lui. Je ne dis rien. Je le regarde juste.Il se décompose. La peur noie la révolte dans ses prunelles. Il sait. Il sait ce que je fais à ceux qui tentent de me voler, ou de me mentir. Il sait que la mort serait peut-être une issue plus douce que ce que je pourrais ordonner.— Bien sûr, bredouille-t-il. Quinze pour cent. C’est… raisonnable.— Je savais que vous comprendriez.Je ferme le carnet. L’affaire est réglée. Il paiera. Et il ne fera plus d’erreur. J’obtiens toujours ce que je veux. C’est une loi immuable.Pourtant,
Anouk Je me souviens du bureau. Mon bureau.Je traverse le couloir sur la pointe des pieds, comme si je pouvais déranger quelqu’un. La porte du bureau est entrouverte. A l’intérieur, tout est exactement comme je l’ai laissé : l’ordinateur, le carnet noir, la machine à écrire. Et sur le bureau, à côté du carnet, un plateau.Un plateau avec une assiette en porcelaine blanche. Une salade composée avec une précision chirurgicale : quartiers de tomates alignés, dés de concombre en carré, feuilles de roquette disposées en éventail. Un verre d’eau. Une pomme. Pas de couteau. Une fourchette au manche lisse, inoffensif.Il a pensé à tout. Même à ma faim. L’idée est terrifiante.Pourtant, je m’assois. Et je mange. Chaque bouchée est délicieuse, fraîche, parfaite. Je déteste lui donner cette satisfaction, même absente. Mais je meurs de faim. Et en mangeant, je regarde le carnet noir.La première phrase que j’ai écrite me regarde. « Il m’avait volé mon chaos… »C’est vrai. Et maintenant, je suis
DanteL’odeur de son thé renversé imprègne encore l’air, même si l’appartement sent désormais le citron aseptisé. Elle est là, de l’autre côté de la porte que j’ai verrouillée. Endormie. Contenue.Je ne me sers pas de verre. Je me verse un doigt de whisky, un Lagavulin d’un âge vénérable, dans un cristal taillé à froid. L’alcool brûle une trajectoire propre jusqu’à mon estomac. La logique est rétablie. Le protocole, engagé.Pourtant.Je regarde mes mains. Elles viennent de laver sa vaisselle, rangé ses papiers, touché ses objets intimes. Ses tasses fêlées, ses vêtements empilés sur une chaise, ce manuscrit aux phrases alambiquées. Une répulsion physique m’avait saisi devant le désordre. Mais autre chose, aussi. Une curiosité irritée, comme devant un mécanisme complexe et cassé qu’on aurait envie de réparer juste pour prouver qu’on le peut.Elle est un désastre ambulant. Financier, émotionnel, logistique. Ses tentatives de crime sont d’une naïveté pathétique. Elle devrait être une vari
Anouk Avant que je puisse comprendre, il sort quelque chose de la poche intérieure de sa veste pliée. Un petit vaporisateur. Il en appuie sur le bouton.Un fin brouillard m’atteint au visage. Une odeur douceâtre, chimique, m’envahit les narines. Ma tête tourne immédiatement. Le salon net et rangé vacille, les lignes droites se mettent à onduler.— Vous… vous aviez ça sur vous ?Je balbutie, chancelante.— Toujours. Pour les rencontres imprévues.Il dit, tandis que le sol se rapproche de mon visage à grande vitesse.— Vous étiez une rencontre imprévue. Mais maintenant, vous êtes prévue.Le noir m’engloutit, et ma dernière pensée est que son costume doit être terriblement inconfortable pour être aussi méthodique.AnoukJe me réveille avec une tête en plomb et un goût de cave dans la bouche. Je suis allongée sur quelque chose d’incroyablement moelleux, sous une couette qui pèse une tonne et qui sent… le propre. Le propre agressif, comme s’il venait de sortir d’une usine d’assainissement
Anouk Je regarde l’évier débordant. L’idée qu’il y touche est plus terrifiante que tout.— Vous ne touchez pas à mon désordre ! C’est mon écosystème créatif !— C’est un biohazard, Anouk. Point final.Il se lève, retire sa veste de costume, la plie soigneusement sur le dossier d’une chaise, et roule ses manches de chemise avec une précision militaire. Il a des avant-bras fermes, parcourus de veines, et une montre qui coûte sûrement plus cher que cinq ans de mon loyer.— Que faites-vous ?— Mise en œuvre du protocole, phase un : assainissement du milieu. Où sont vos produits de nettoyage ?— Sous l’évier. Mais il y a aussi des romans inachevés, faites attention !Il s’approche de l’évier et ouvre la porte. Un tas de papiers, d’éponges sèches et de bouteilles à moitié vides dégringole. Je le vois tressaillir, comme physiquement blessé par ce spectacle.— Mon Dieu.Il souffle.— C’est une insulte à la logistique.Pendant l’heure qui suit, je vis l’expérience la plus surréaliste de ma vi
AnoukJe reste clouée sur ma chaise, le Moleskine devenu un bloc de plomb sur mes genoux. Dante me regarde, attendant son thé. Le ruban adhésif grince une dernière fois, et sa main droite se libère. Il ne fait pas un mouvement brusque. Il étire lentement les doigts, examine son poignet où une marque rouge persiste, puis s’attaque à la seconde attache avec une méthodicité exaspérante.— Le thé, Anouk.Il répète, comme on parle à un enfant lent. Je sursaute, me lève, et me précipite vers la cuisinette. Mes mains tremblent en faisant chauffer la bouilloire. Moretti. Je jette un regard furtif vers le salon. Il est assis maintenant, libéré de ses liens, et rembobine soigneusement le ruban adhésif en un rouleau net, sans plis. Il pose le rouleau parfait sur la table basse, à côté de la tasse de thé drogué qu’il n’a pas touchée. Puis il ajuste les manches de son costume, lissant des plis invisibles.— Vous comptez me tuer ?Je lance depuis la cuisine, ma voix étranglée.— La question n’est p







