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Luck
Le gratte-ciel est une aiguille d'acier plantée dans le ciel purulent de New York. D'ici, les gratte-ciels ne sont que des tombes verticales où s'entassent les rêves avortés. Mon bureau est le sanctuaire de celui qui a survécu à la chute. L'air y est rare, glacé, filtré pour éliminer toute imperfection. Comme moi.
Mes doigts effleurent la surface de mon bureau, un bloc de marbre noir veiné d'or. Une métaphore. Le garçon hâve et affamé que j'étais gît quelque part sous ce marbre, sacrifié sur l'autel de mon ambition. Je règne sur un empire bâti avec les cendres de mon ancien moi. Un empire dont le seul produit est la peur.
L'assistant entre, silencieux comme une ombre. Il dépose une liasse de dossiers.
—Les candidats pour le poste de directrice artistique junior, monsieur Luck.
Sa voix est un murmure respectueux.Il baisse les yeux avant que mon regard ne croise le sien. Ils ont tous appris. Personne ne soutient mon regard longtemps.
Je fais un geste de la main. Il disparaît.
Ma main parcourt les dossiers. Des vies. Des destins. De la chair à canon pour la machine. Je les sens, ces vies, à travers le carton. Leur désespoir, leur espoir misérable. C'est une vibration presque imperceptible. Une musique que je suis le seul à entendre.
Et puis, mes doigts se figent.
Une photographie.
Le monde bascule. Le temps se tord, se replie sur lui-même. Le bureau, la ville, tout disparaît. Il ne reste que ce visage.
Elle.
Alessandra.
Ce n'est plus la déesse cruelle de mes seize ans, celle dont le sourire pouvait trancher plus profondément qu'une lame. Les lèvres sont toujours pleines, mais privées de leur rouge écarlate. Les yeux, ces yeux qui m'ont tant regardé avec un mépris si absolu, sont éteints. Vidés. On y lit une lassitude qui va au-delà de la fatigue. Une capitulation.
Mais c'est bien elle. La reine de mon enfer personnel. Celle dont le rire a hanté mes nuits pendant des années.
Une vague de fureur pure, primitive, monte en moi. Elle est si violente que mes jointures blanchissent sur le bord du bureau. Je pourrais réduire cette photo en cendres d'un geste. L'anéantir. Effacer jusqu'au souvenir de son existence.
Puis, la vague se retire. Et ce qui émerge du ressac est bien plus dangereux. Une tranquillité glaciale. Une clarté absolue.
Le destin. Ce n'est pas une coïncidence. C'est une offrande. La plus exquise, la plus personnelle qui soit.
J'ouvre le dossier. Je dévore chaque ligne. Chaque mot est une perle d'un collier de misère que je tresse avec délectation.
Licenciement.
Dettes médicales.
Frère, Leo Valenti , pronostic vital engagé , soins intensifs.
Elle nage en eaux troubles? Non. Elle se noie. Elle est à bout de souffle, les poumons brûlants, et elle agite la main vers n'importe quelle branche.
Et cette branche, c'est moi.
Un son sort de ma gorge. Un râle bas, sourd. C'est mon rire. La dernière fois que j'ai ri, c'était peut-être avant elle. Avant qu'elle ne transforme ma vie en désert.
Je lève les yeux vers la baie vitrée. Quelque part, en contrebas, dans la boue de cette ville, elle erre. Elle prie. Elle supplie un dieu sourd.
Elle va avoir une réponse. Elle va l'avoir de moi.
Je prends le téléphone. Le plastique est froid contre ma peau.
—Annulez mes rendez-vous de la journée.
Je raccroche sans attendre de réponse.
Mes doigts pianotent sur le dossier. Sauver son frère. C'est la clé. C'est le levier. Je vais lui offrir exactement ce qu'elle veut. Je vais lui tendre la branche.
Et quand elle s'y agrippera, de toutes ses forces, quand elle croira être sauvée, je sentirai le craquement.
C'est une promesse.
AlessandraIl redescend alors. Sa bouche quitte mes seins, emprunte le chemin plat de mon ventre, et avant que je ne réalise son intention, elle est là, à la place de ses doigts.Le choc est absolu.C’est une sensation que je n’ai jamais connue, que je n’aurais jamais pu imaginer. La chaleur humide de sa bouche, la pression habile de sa langue, le souffle court sur ma peau… c’est une attaque frontale contre tous mes remparts. Un gémissement long, tremblant, s’échappe de moi. Mes mains s’agitent, s’accrochent aux coussins du canapé, cherchent une ancre dans un monde qui bascule.Je ne veux pas de ça. Je ne veux pas que ce soit lui. Mais mon corps, lui, en veut. Il en réclame. Mes hanches ont leur propre volonté, elles se soulèvent à la recherche de cette bouche, de cette langue. Le plaisir s’accumule, vite, trop vite, un tourbillon de sensations qui balaie la haine, la peur, la pensée elle-même. Il n’y a plus que cette chaleur ascendante, cette tension exquise au creux de mon ventre.J
Alessandra J’ai « coopéré ». Comme un automate. Mon esprit était à la clinique, sur le visage de Matteo. Mon corps était ici, une chose manœuvrée.Le jour se lève, froid et clair. Luck est absent. Une note laconique sur le bar de la cuisine : « Des réunions. Tu ne sors pas. » L’ordre est là, mais son absence est un répit. Je suis seule avec l’écho de ce que j’ai fait, de ce que j’ai permis. La honte est un vêtement humide collé à ma peau.Mais il y a autre chose. Une frustration sourde, insidieuse. Une sensation de vide là où il y avait eu… quelque chose. Le souvenir du moment dans la bibliothèque, où j’avais négocié, où j’avais senti un semblant de pouvoir, aussi tordu soit-il, me hante. Hier soir, je me suis annulée. J’ai disparu. Et d’une certaine manière, c’était pire.Les heures passent, lentes, étouffantes. L’appartement est une cage dorée, silencieuse. Je ne peux pas lire. Je ne peux pas penser. Une énergie nerveuse, presque violente, parcourt mes veines. C’est la braise, att
AlessandraLe mensonge de Luck. Bien sûr. Je lève la tête, essuyant mes joues d’un revers de main rapide. Je dois sourire. Je dois le rassurer.— Tout va bien, je te promets. Le travail est… prenant. Mais je vais bien. Et toi ? Les médecins, que disent-ils ?Il esquisse un sourire, un pâle reflet de celui d’avant.— Ils disent que je suis têtu. Que je m’accroche. Les analyses sont un peu meilleures. C’est long.Un silence s’installe, chargé de tout ce que nous ne pouvons pas dire. Il examine mon visage, mes yeux cernés, la tension que je ne parviens pas à dissimuler entièrement.— Tu es sûre que tu vas bien, Lessie ? Tu as l’air… fatiguée.— Je suis juste inquiète pour toi, ment-je, la gorge serrée. Tu es tout ce qui me reste.Je passe l’heure à lui parler de tout sauf de la réalité. De souvenirs d’enfance, d’espoirs futurs impossibles. Je lui lisse les cheveux, je lui ajuste ses couvertures. Je bois chaque détail de son visage, je m’imprègne du son de sa voix. Cette heure est un oxyg
AlessandraDeux jours.Quarante-huit heures taillées dans du verre pilé.Chaque minute a été un exercice d’obéissance silencieuse. Je l’ai suivi à la bibliothèque, un fantôme en robe de soie. J’ai été présentée à des associés comme « son assistante », une étiquette vide qui a fait sourire certains d’un air entendu. J’ai mangé lorsqu’il me l’ordonnait, dormi lorsqu’il quittait la chambre, respiré sur son rythme. Mon corps fonctionne. Mon esprit est une chambre close où tourne en boucle une seule pensée, obsessionnelle : mon frère.Matteo. Son nom est un battement de cœur douloureux dans ma poitrine. Comment va-t-il ? Que lui a-t-on dit de mon absence ? La peur qu’il ait subi des représailles à cause de ma première tentative de fuite est un serpent froid lové autour de mes entrailles. C’est cette peur, plus encore que la menace directe, qui m’a rendue docile.Mais aujourd’hui, la docilité a atteint ses limites. Le besoin de le voir, de m’assurer qu’il est toujours en vie, qu’il est soign
AlessandraLe jour se lève, gris et froid, derrière les vitres immenses. Une lumière blafarde glisse sur le sol de marbre, évitant soigneusement l’endroit où je suis assise, le dos contre le mur froid. Je n’ai pas bougé de là. Je regarde mes mains. J’ai les paumes à vif, rougies par les frottements compulsifs contre le drap, contre le sol, contre ma propre peau. Une peau qui ne me semble plus m’appartenir.L’odeur est toujours là. Même après des heures. Le santal, la crème, et cette autre, plus âcre, plus intime. Elle s’est incrustée dans mes narines, dans ma gorge, dans l’air que je respire. Chaque inspiration est une réminiscence. Chaque expiration un souhait de mort.Le bruit de l’eau a cessé depuis longtemps dans la salle de bain. Il est ressorti, vêtu, impeccable. Il m’a jeté un regard, un seul. Pas de triomphe, pas de pitié. Une simple vérification. Comme on constate l’état d’un outil après usage. Puis il est parti. Les pas sont morts dans le couloir, la porte du bureau s’est re
AlessandraMa main tremble. Une vibration incontrôlable qui part de mon poignet et se propage jusqu’au bout de mes doigts. La crème, d’un blanc laiteux, contraste violemment avec la peau sombre et tendue de son sexe. Je respire un grand coup, l’air sifflant entre mes dents serrées.Je le touche.Le contact est un choc électrique. Une chaleur vive, une texture de soie et d’acier. C’est plus dur, plus vivant que je ne l’aurais imaginé. Un frisson de terreur et de quelque chose d’autre, de honteux me parcourt l’échine. Je ferme les yeux, incapable de supporter la vue de ma propre main sur lui, accomplissant cet acte intime et dégradant.Je me mets à frotter. Vite. Maladroitement. Des mouvements saccadés, mécaniques, uniquement motivés par la haine et la peur. Je veux que ce soit fini. Je veux que cette torture prenne fin. La crème étalée forme une fine pellicule brillante, accentuant les veines saillantes, la puissance brute de son érection. Chaque mouvement de ma paume est une brûlure,







