LOGINLeïlaJe m’active dans la cuisine, le cœur battant à tout rompre, mais pour une raison nouvelle. Le chagrin est toujours là, enkysté. Mais par-dessus, comme une fine pellicule d’huile sur une eau agitée, il y a maintenant autre chose. Une sensation étrange, dangereuse et réconfortante.Alors que nous nous asseyons tous les trois, que Youssef entame un récit sur sa matinée au travail, mon regard croise fugitivement celui de Karim. Il est assis en face de moi. Il me sourit, un petit sourire qui ne signifie rien pour son frère, mais qui signifie tout pour moi.Le poids du chagrin n’a pas disparu. Mais pour la première fois, je ne le porte pas tout à fait seule. Et cette simple, terrible réalité, change tout. Le prochain mouvement sur l’échiquier se prépare, et il ne viendra peut-être pas de moi, mais de cette complicité silencieuse qui vient de naître entre les couverts et les regards échangés.Un mois.Trente jours où l’air de l’appartement a changé de composition. Karim n’est plus un i
LeïlaJe rentre, les bras alourdis par les sacs de courses, mais c’est mon cœur qui pèse le plus. Les rires enjôleurs et les regards aiguisés des femmes du marché tournent en boucle dans ma tête, une bande-son cruelle qui amplifie chaque silence de l’appartement. L’air est immobile, chargé de l’attente pesante du déjeuner, de la présence invisible et écrasante de Youssef qui va rentrer.Je commence à travailler dans la cuisine, les gestes mécaniques. Éplucher les légumes. Le couteau glisse sur la peau des carottes, régulier, hypnotique. Chaque mouvement est une pensée qui se défait. Un arbre sans fruit. Pauvre Youssef. Sais-tu seulement t’y prendre ? Le chagrin est un nœud serré entre mes côtes, une sensation de vide qui, paradoxalement, alourdit chaque membre.Le bruit de la clé dans la serrure me fait sursauter. Trop tôt pour Youssef. Mon cœur fait un bond désordonné, pris entre l’espoir idiot et l’appréhension.C’est Karim qui entre. Il referme la porte sans bruit, comme s’il pénét
LeïlaJe marche vers le marché, les pieds lourds, l’échange avec Karim encore vibrant dans ma poitrine comme une onde de choc. L’air frais ne parvient plus à me laver. Je porte l’entretien avec moi, une chape humide et chaude sur les épaules.Le marché du quartier grouille déjà de vie. Les étals colorés, les appels des marchands, l’odeur mêlée des épices, du poisson frais et des fruits mûrs. Normalement, ce lieu me ressourçait. Aujourd’hui, chaque rire semble aigu, chaque regard pesant. Je me sens transparente, vulnérable, comme si le secret que je garde était écrit en lettres capitales sur mon front.Je m’attarde devant le marchand de légumes, choisissant des tomates avec une concentration absurde.— Eh bien, si ce n’est pas la belle Leïla !La voix suave et perçante me transperce. Je me redresse lentement. Amel, Samira et Nora sont là, regroupées près du marchand d’olives, leurs cabas remplis à ras bord. Elles sourient. Leurs sourires n’atteignent pas leurs yeux.— Bonjour, dis-je d
LeïlaSon regard croise le mien. Il n’y a pas de sous-entendu, pas de provocation. Juste cette même sollicitude, teintée d’une insistance tranquille. Il veut me parler. En dehors de ces murs. Je lis la proposition dans ses yeux.Youssef hésite. Je vois l’ombre d’une jalousie, minuscule, passer dans son regard. Puis il hausse les épaules, se ravisant. Après tout, c’est son frère.— Si tu veux, frérot. Profites-en pour découvrir.Le consentement de Youssef me lie. Je ne peux plus refuser sans paraître suspecte.— D’accord, dis-je, la voix atone. Je pars dans dix minutes.Je quitte la cuisine, laissant les deux frères seuls. Mon cœur bat à coups sourds contre mes côtes. Dans ma chambre, je m’habille pour sortir, enfilant un manteau comme une seconde peau. Je me regarde dans le miroir. La femme qui me fixe a les yeux trop brillants, une étrange lueur dans la pupille. De la peur ? De l’excitation ? Je ne sais plus.Quand je ressors dans le salon, Karim m’y attend, déjà prêt. Youssef est re
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant







