Léna n’avait jamais aimé les grandes foules. Elle les trouvait bruyantes, oppressantes, trop imprévisibles. Les couloirs du lycée Saint-Clair, en ce début de semaine, lui donnaient exactement cette sensation : un chaos organisé où les visages se confondaient et où les conversations se superposaient dans un vacarme étourdissant. Nouvelle dans l’établissement, elle se sentait comme une pièce mal ajustée dans un puzzle déjà trop complexe.
Les murs grisâtres du bâtiment, marqués par les années, transpiraient une forme de lassitude. Des graffitis discrets se mêlaient aux affiches déchirées d'anciens événements scolaires. Tout avait un goût de déjà-vu… sauf pour elle. Elle se faufilait, silencieuse, esquivant un groupe de garçons trop bruyants, une main tenant fermement la sangle de son sac, l’autre serrée dans sa poche, comme pour se rassurer. Dans la classe presque vide, elle choisit une place près de la fenêtre. De là, elle pouvait observer la cour en contrebas, ses arbres maladifs, les dalles fendillées, les silhouettes agitées des autres lycéens. Les rayons du soleil filtraient à travers les vitres, frappant la poussière en suspension et dessinant des faisceaux presque magiques. C’était l’endroit idéal pour rester invisible. Elle posa ses affaires lentement, sortit un carnet, puis son stylo, et laissa son regard vagabonder au loin. Elle aimait ces moments suspendus où tout semblait calme, figé. Un souffle avant la tempête. Mais cette tranquillité fragile fut rapidement brisée. Quelque chose – ou plutôt quelqu’un – capta son attention. Un regard. Direct. Insistant. Troublant. Elle tourna la tête et croisa les yeux d’un garçon qui venait d’entrer dans la salle. Il avait ce regard intense, presque désarmant, comme s’il avait déjà deviné quelque chose d’elle qu’elle-même ignorait. Elias. Tout en lui respirait la confiance. Une allure nonchalante, comme s’il possédait le lycée tout entier sans en avoir besoin. Sa chemise légèrement froissée laissait deviner une négligence maîtrisée, étudiée. Il marchait d’un pas sûr, faisant taire les bavardages autour de lui sans prononcer un mot. Un parfum discret flottait dans son sillage – menthe poivrée, une note boisée – assez subtil pour marquer les esprits. Il s’approcha sans hésitation, les mains dans les poches, un demi-sourire aux lèvres. — Salut, dit-il doucement, mais avec une assurance qui obligeait à écouter. Je t’ai vue dans le couloir ce matin. Tu es nouvelle ici, non ? Léna sentit sa gorge se serrer, prise entre surprise et nervosité. Ce garçon ne ressemblait à aucun de ceux qu’elle avait croisés jusqu’à présent. Elle hocha doucement la tête avant de répondre, la voix légèrement hésitante. — Oui… je viens d’arriver cette semaine. Elias s’installa sur la chaise à côté d’elle, sans même lui demander. Comme si cela allait de soi. Il posa son sac au sol, s’accouda à la table et la regarda de côté, comme s’il cherchait à deviner ce qui se cachait derrière ses silences. — Tu viens d’où ? — De Bétania. Un petit coin pas très loin d’ici, répondit-elle. Mais c’est… différent. — Différent comment ? — Plus calme, plus simple. Moins… de tout ça. Elle fit un vague geste vers les autres élèves qui commençaient à remplir la salle. Elias sourit, un sourire amusé, comme s’il comprenait parfaitement ce qu’elle voulait dire. — Ici, les gens jouent des rôles. Certains trop grands pour eux, d’autres trop petits. C’est un théâtre, ce lycée. Il la regarda à nouveau, un peu plus sérieusement. — Tu verras vite les coulisses. Léna ne répondit pas. Cette phrase la laissa perplexe. Était-ce une mise en garde ? Une provocation ? Elle sentit un frisson la traverser, sans savoir s’il venait de ses mots ou de sa manière de les dire. Derrière eux, la salle s’était remplie. Les chaises raclaient le sol, les bavardages reprenaient, les rires étouffés fusaient. Et tout au fond, près du radiateur défectueux, un autre garçon observait la scène. Mathis. Silencieux. Discret. Son regard était posé sur Léna depuis qu’elle était entrée. Il l’avait remarquée dès le premier jour. Sa manière de marcher, de s’asseoir, de passer inaperçue sans chercher à fuir. Elle lui avait rappelé quelque chose. Ou peut-être quelqu’un. Il ne savait pas encore. Il l’avait vue avant Elias. Et maintenant, il la regardait lui sourire. Un pincement. Une brûlure lente au creux de la poitrine. Il détourna les yeux, mais ses pensées restaient accrochées à elle. Il n’était pas du genre à intervenir, encore moins à se mettre en avant. Pourtant, il sentait une tension monter en lui, un mélange d’impuissance et de jalousie qu’il ne s’était jamais autorisé à ressentir. Pendant que les autres discutaient, s’agitaient, Elias et Léna semblaient seuls dans leur bulle. Ils ne se connaissaient pas, mais la connexion était palpable, comme un fil invisible tiré entre eux. Leurs phrases se faisaient plus fluides, leurs gestes plus naturels. Comme si quelque chose avait été amorcé. — Et tu comptes rester discrète comme ça toute l’année ? demanda Elias en jetant un regard amusé à son carnet fermé. — C’est pas une stratégie. Juste… ma façon d’être. — Intéressant. T’as l’air différente des autres. C’est pas un défaut, hein. Elle ne répondit pas tout de suite. Il la déstabilisait, sans qu’il ait besoin de forcer. Elle n’aimait pas qu’on la lise aussi facilement. Mais en même temps… c’était agréable d’être vue. La professeure entra finalement, coupant net les murmures. Une femme grande, sévère, aux lunettes strictes, qui imposait le silence rien qu’en franchissant la porte. — Installez-vous correctement, tout le monde. Sortez vos manuels. Elias recula un peu sur sa chaise, sans pour autant s’éloigner. Il jeta un dernier regard à Léna, un sourire en coin. — Bienvenue à Saint-Clair, murmura-t-il. Léna sentit ses joues chauffer. Elle ouvrit son cahier, tentant de se concentrer, mais son esprit flottait encore autour de ce simple échange. C’était la première fois depuis longtemps que quelqu’un la regardait comme ça. Et que cela lui faisait quelque chose. La voix de la prof résonna, monotone, en arrière-plan. Mais Léna n’écoutait qu’à moitié. Elle jeta un coup d'œil discret vers Mathis. Leurs regards se croisèrent brièvement. Il détourna aussitôt les yeux. Quelque chose vibrait dans l’air, imperceptible mais réel. Le cours commença, les pages se tournèrent, les stylos grattèrent. Mais dans l’ombre du quotidien scolaire, sous les néons blafards et le regard d’une dizaine d’adolescents occupés à ne pas se comprendre, une première fissure s’était formée. Une faille minuscule. Et dans cette faille, l’inattendu s’était glissé. Un regard. Un silence. Un trouble. Et personne, à ce moment-là, ne se doutait que ce simple instant, perdu parmi d’autres, allait suffire à tout bouleverser. ------Le plan était simple.Trop simple, même.Piéger Inès. Lui tendre une rumeur inventée. Une fausse information, lâchée dans une conversation anodine, et observer. Attendre. Voir si elle la faisait circuler.Mathis s’en était chargé, avec un calme presque chirurgical. Dans la cour, devant deux élèves de première friands de ragots, il avait murmuré comme par accident :— Léna pense quitter le lycée. Elle va porter plainte pour harcèlement.Juste ça. Une phrase. Jetée comme une allumette dans une forêt sèche.Et deux jours plus tard… le feu avait pris.Partout dans les couloirs, dans les chuchotements, dans les regards trop appuyés, la rumeur circulait :« Tu sais qu’elle veut porter plainte ? »« Elle s’est fait harceler, apparemment. »« Elle va se barrer du lycée. »C’était elle. C’était forcément Inès.Elle seule avait pu faire circuler cette fausse info aussi vite, aussi pr
Le soir même, Mathis accompagna Léna chez elle. Il voulait s’assurer qu’elle n’était pas seule. Qu’elle allait bien.Dans la petite chambre aux murs crème, le silence se fit lourd. Léna le regardait du coin de l’œil. Elle ne savait plus si elle devait se méfier ou se rapprocher. Tout en lui criait de lui faire confiance, mais son esprit restait marqué par les trahisons récentes, par les silences qui avaient blessé plus que les mots.Mathis, lui, semblait lutter intérieurement. Il regardait autour, mal à l’aise. Peut-être parce qu’il n’était jamais venu ici auparavant. Ou peut-être parce que l’atmosphère entre eux avait changé. Comme si une frontière invisible avait été franchie.— Tu me plais, Léna. Depuis le premier jour. Mais je t’ai laissé à Elias, parce que… je pensais qu’il te méritait.Elle ne dit rien. Mais son cœur battait de plus en plus fort. Ce n’était pas ce qu’elle attendait. Pas ce soir. Et pourtant… une partie d’elle avait
---Léna n’alla pas en cours ce jour-là.Elle resta allongée, les yeux ouverts, le regard perdu dans le plafond fissuré de sa chambre. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Son téléphone vibrait parfois, mais elle n’avait plus la force de répondre. Plus d’énergie pour faire semblant. Elle était vidée. Hantée par les mêmes images en boucle :Le regard déçu d’Elias.Le silence de Mathis.Le message dans son casier.Et surtout… la voix.Cette voix féminine, glaciale, chuchotée à l’autre bout du fil, qui lui avait donné la nausée."Tu pensais vraiment pouvoir t’en sortir comme ça ?"La phrase résonnait encore dans son crâne. Inlassablement. Comme une gifle invisible.C’était une fille. Ce détail avait tout changé. Tout déplacé.Elle s’était focalisée sur Elias, sur Mathis, sur les garçons. Comme si les garçons détenaient le pouvoir. Comme si les garçons étaient la clef.Mais non. Il y avait une ombre fémini
---Le lendemain matin, le lycée semblait différent. Plus froid. Plus hostile.Comme si les murs eux-mêmes s’étaient imprégnés des rumeurs qui circulaient. Les couloirs résonnaient de chuchotements à peine contenus, de rires étouffés aussitôt qu’elle apparaissait. Léna avançait parmi eux comme une étrangère, un corps déplacé dans un décor qui n’était plus le sien.Elle gardait les yeux baissés, tentant de faire abstraction des regards pesants, mais l’indifférence lui était impossible. Elle n'était plus l’élève discrète de la rentrée. Elle était devenue une cible.Arrivée devant son casier, elle sentit son estomac se nouer. Un petit papier blanc dépassait, glissé entre deux cahiers. Ses doigts tremblants s’en saisirent. Il n’était pas signé. Mais le message était limpide :"On sait ce que tu caches. Même Elias va te laisser tomber."Son souffle se coupa net. Elle relut la phrase trois fois, comme si chaque mot allait soudainement prend
Les jours suivants, Léna sentit la pression monter autour d’elle comme un orage invisible prêt à éclater. Dans les couloirs du lycée Saint-Clair, les rumeurs couraient, discrètes mais insistantes, chuchotées à voix basse dans le creux des escaliers ou dans le souffle du vent qui traversait les fenêtres ouvertes. Chaque regard lancé vers elle semblait chargé de jugement, de suspicion, parfois même de malveillance à peine dissimulée. Léna avait l’impression de marcher au milieu d’un champ de mines, où chaque faux pas pouvait déclencher une explosion.Elle observait, se méfiait, essayait de déchiffrer ce qui se disait sans vraiment y parvenir. La voix dans son oreille, le téléphone dans sa poche, elle sentait les battements de son cœur s’accélérer à chaque vibration. Ces messages anonymes revenaient sans cesse, glaçants, martelant sa confiance vacillante.Un après-midi, alors qu’elle s’installait dans la cour, à l’ombre d’un grand chêne, pour manger son sandwich, elle
---Les jours suivants, Léna sentit quelque chose changer.C’était subtil, presque imperceptible. Pourtant, chaque matin, lorsqu’elle franchissait les grilles du lycée, elle avait l’impression de pénétrer dans un monde qui ne lui appartenait plus. Les couloirs n’avaient pas changé. Les murs étaient les mêmes, les rires flottaient encore dans l’air comme avant. Mais il y avait ce quelque chose. Ce poids invisible, qui glissait sur ses épaules, qui ralentissait ses pas. Les regards avaient pris une autre texture : plus appuyés, plus curieux, parfois même hostiles.Depuis ce jour où Elias s’était approché d’elle devant toute la classe, Léna ne passait plus inaperçue. Elle n’était plus "la nouvelle", elle devenait la fille que tout le monde observait. Par envie. Par jalousie. Ou simplement parce que dans ce lycée, tout se savait. Et surtout, tout se commentait.Elias, de son côté, ne laissait pas retomber l’attention. Il multipliait les gestes ambigus