MARCO
Quand je rentre chez moi ce soir-là, une lourde sensation de vide m’envahit. La porte de l’appartement est toujours la même, la poignée froide sous ma main, le parquet légèrement grinçant dans l’entrée. Le hall a l’odeur familière du café du matin, un mélange de lessive et de chaleur domestique. Tout semble… normal. Trop normal. Comme une scène de théâtre parfaitement en place.
Mais moi, je sais que c’est faux. Rien n’est normal. Rien.
Ce que je viens de vivre, cette transformation, ce masque que j’ai porté… ça m’écrase. Chaque détail de ma vie d’avant me paraît fade, insignifiant, presque grotesque. Le canapé, les cadres aux murs, les jouets de ma fille encore éparpillés près du salon… ce sont des vestiges d’une existence qui ne m’appartient plus vraiment.
Je n’ai même pas franchi le seuil du couloir que sa voix fend l’air. Claire.
— Alors, comment s’est passée ta journée ?
Elle m’appelle depuis la cuisine. Sa voix est claire, familière. Une voix qui m’a longtemps rassuré. Mais dans mon ventre, ce soir, elle sonne comme une menace.
Je m’avance. Elle est là, devant l’évier, en train de ranger les assiettes du dîner. Ses gestes sont précis, presque mécaniques. Comme si tout allait bien. Comme si rien n’avait changé. Mais moi, je sens. L’air est saturé, lourd, prêt à éclater au moindre mot.
Je tente de garder mon calme. Je déglutis, maladroit.
— Ça a été… rien de spécial. Et toi ?
Elle se retourne lentement. Nos regards se croisent. Et dans ses yeux, je vois tout : le soupçon, l’inquiétude, la blessure silencieuse. Elle scrute mon visage comme on scrute un étranger.
— Vraiment ? souffle-t-elle. Parce que tu n’as pas l’air d’avoir passé une journée banale. Tu sembles… différent, Marco.
Différent. Le mot me claque en pleine poitrine.
Elle ne sait pas, pas exactement. Mais elle le sent. Elle devine que quelque chose s’est brisé en moi. Et son intuition me met à nu.
Je cherche à détourner, à fuir :
— Différent ? Tu crois ? C’est juste la fatigue… le boulot…
Je balbutie. Ma voix tremble. Mes mains se serrent dans mes poches pour ne pas trahir mes tremblements. Mais Claire ne détourne pas les yeux.
Elle croise les bras, sa respiration s’alourdit. Elle a ce ton qu’elle prend quand elle a décidé d’aller jusqu’au bout.
— Marco. On ne parle plus. Tu rentres tard. Tu m’évites. Tu disparais derrière des excuses. C’est quoi, ce silence ?
Ses mots sont des coups de marteau. Elle ne crie pas, mais sa voix résonne plus fort que n’importe quel cri. Elle exige la vérité. Et moi, je reste figé, incapable de trouver un mensonge assez solide pour la contenir. Mon cœur cogne dans ma poitrine.
Elle est là, devant moi, ma femme. Celle qui m’a toujours tenu debout. Celle qui connaît mes failles. Et pourtant, je sens son regard glisser sur les fissures que je n’arrive plus à masquer.
La culpabilité m’envahit. Une marée noire. Elle me serre la poitrine comme un étau.
— Claire, je… je traverse un mauvais moment. Ça va passer.
Ma voix est basse, étranglée. Mes yeux se détournent. Je n’arrive pas à la regarder. Chaque mot que je prononce m’écorche. Je mens. Je l’abandonne à ce vide.
Elle fait un pas vers moi. Ses bras sont toujours croisés, mais ses yeux brillent d’une douleur nue.
— Je t’aime, Marco. Mais je n’arrive plus à te suivre. Tu changes. Tu m’effraies.
Je sens mes jambes fléchir. Ces mots me transpercent. Tout en moi hurle de lui dire la vérité, de lâcher ce poids, de l’implorer de me sauver. Mais une autre voix, plus sombre, plus sourde, s’élève en moi. Et cette voix jubile. Elle me rappelle le goût du luxe, l’adrénaline, le pouvoir, l’interdit. Ce monde me tire à lui. Plus fort qu’elle. Plus fort que tout.
— Claire… je n’ai rien fait de mal, murmuré-je, presque honteux, incapable de soutenir son regard.
Un silence brutal s’abat sur nous. Épais. Suffocant. Le genre de silence qui fait plus mal qu’un hurlement. Claire me fixe encore une seconde, puis ses yeux s’éteignent. Elle secoue doucement la tête, détourne le visage.
Sans un mot de plus, elle se retourne. Elle quitte la pièce. Ses pas résonnent dans le couloir, et chaque pas me résonne comme une gifle.
Je reste seul dans la pénombre du salon.
Je m’écroule sur le canapé. Mes mains s’enfoncent dans mes cheveux. Ma respiration est saccadée. Je pense à ma fille. À ses rires d’antan. À la chaleur des dimanches en famille. À la douceur d’une vie simple que j’ai laissée glisser entre mes doigts.
Mais derrière ces souvenirs, une autre image s’impose. La tentation. Vibrante. Dangereuse. Cette vie parallèle, ce masque qui me dévore et m’attire. C’est une drogue. Un poison qui pulse encore dans mes veines.
Et dans le silence du salon, je comprends brutalement.
Le retour en arrière n’existe plus.
Les portes se sont refermées derrière moi.
Claire est en train de me perdre. Et je le sais.
Mais moi, je ne suis pas prêt à sacrifier ce que je viens d’embrasser.
Pas encore.
MarcoJe reste immobile devant le grand miroir de la chambre, comme si je cherchais à me convaincre moi-même. Le reflet me renvoie l’image d’un homme qui n’est plus vraiment moi. Le costume sombre épouse ma carrure, mes cheveux soigneusement coiffés brillent sous la lumière tamisée, et mes traits paraissent plus durs qu’avant, comme si ce métier avait déjà creusé des lignes invisibles sur mon visage.Je me force à sourire à mon reflet, mais ce sourire n’a rien de naturel. C’est un masque. Une promesse silencieuse : je suis l’homme que tu attends.La poignée de la porte tourne. Mon cœur accélère. Je redresse les épaules, le souffle suspendu.Elle entre.Et aussitôt, la pièce change de dimension.Ses longs cheveux noirs glissent sur ses épaules comme une rivière nocturne. Sa robe rouge, ajustée à la perfection, semble faite pour embraser le regard. Ses talons claquent doucement sur le sol, chaque pas résonne comme une provocation. Elle ne baisse pas les yeux. Elle me jauge.— Marco ?Sa
MarcoLes jours suivants, je me laisse happer par le rythme effréné de ce nouveau travail, comme si je n’avais plus vraiment le choix. Chaque mission m’engloutit un peu plus, chaque rencontre m’entraîne dans cette existence parallèle où les règles sont simples, presque brutales : l’argent contre ma présence, le corps contre la chaleur d’un regard ou d’un sourire. Et plus le temps passe, plus je deviens habile, plus je m’installe dans ce rôle. C’est comme si mon corps avait appris par cœur la chorégraphie de ce métier. Je souris au bon moment, je pose ma main avec la juste douceur, je retiens mes silences comme des promesses. J’apprends à être ce que les autres attendent de moi.Et je deviens bon. Trop bon.Chaque contrat m’offre une somme qui aurait pu bouleverser ma vie d’autrefois, mais qui maintenant ne me paraît plus qu’une suite de chiffres sans saveur. L’argent s’accumule, abstrait, irréel, et pourtant je continue à le poursuivre comme un drogué court après sa dose.Pendant ce t
MARCOLes jours qui suivent ne sont qu’un tumulte. Je vis dans un tourbillon de contradictions. D’un côté, Claire. Ses yeux qui fouillent les miens, ses silences lourds, ses questions auxquelles je ne sais plus répondre. Elle m’attend, elle m’espionne presque, espérant que je lui donne une bribe de vérité. Et de l’autre… ce monde parallèle. Une vie où l’argent coule à flots, où les désirs des autres deviennent ma réalité, où chaque mission me rapproche d’un luxe que je n’aurais jamais cru possible.Mais à quel prix ?Chaque geste quotidien devient une torture. Le matin, je croise Claire dans la cuisine. Ses doigts serrent une tasse de café, son regard se détourne de moi comme si j’étais déjà absent. Je veux lui parler, mais les mots s’étouffent dans ma gorge. Alors je fuis. Je prétexte un rendez-vous, une urgence. Et elle reste là, seule, dans la lumière pâle du jour qui se lève.Ce matin-là, je finis une nouvelle fois par m’échapper. Je me retrouve dans ma voiture, garé à un feu roug
MARCOQuand je rentre chez moi ce soir-là, une lourde sensation de vide m’envahit. La porte de l’appartement est toujours la même, la poignée froide sous ma main, le parquet légèrement grinçant dans l’entrée. Le hall a l’odeur familière du café du matin, un mélange de lessive et de chaleur domestique. Tout semble… normal. Trop normal. Comme une scène de théâtre parfaitement en place.Mais moi, je sais que c’est faux. Rien n’est normal. Rien.Ce que je viens de vivre, cette transformation, ce masque que j’ai porté… ça m’écrase. Chaque détail de ma vie d’avant me paraît fade, insignifiant, presque grotesque. Le canapé, les cadres aux murs, les jouets de ma fille encore éparpillés près du salon… ce sont des vestiges d’une existence qui ne m’appartient plus vraiment.Je n’ai même pas franchi le seuil du couloir que sa voix fend l’air. Claire.— Alors, comment s’est passée ta journée ?Elle m’appelle depuis la cuisine. Sa voix est claire, familière. Une voix qui m’a longtemps rassuré. Mais
MARCOJe me réveille tôt, les mains moites, le cœur battant trop vite. Pas une minute de sommeil. Mes pensées ont tourné en rond toute la nuit, oppressantes, insupportables. Le café que je prépare ne fait rien pour calmer l’angoisse qui me colle à la gorge. Mes doigts tremblent autour de la tasse.Le téléphone vibre. Je sursaute. Un message de Claudia. Trois phrases sèches, tranchantes. Ce soir. Première cliente. Hôtel Orion. Sois prêt.Je relis. Et soudain tout se complique. J’ai la bouche sèche, un goût métallique sur la langue.Je passe la journée enfermé dans un brouillard. Je me change trois fois, incapable de me décider. Finalement, chemise noire, pantalon sobre, parfum discret. J’ai l’impression de me costumer pour un rôle qui me dépasse. Pas d’hésitation, pas de peur. Voilà ce qu’elle attend de moi. Mais à l’intérieur, je suis une plaie ouverte.Quand j’arrive à l’hôtel, mes jambes sont lourdes comme du plomb. Le hall est vaste, saturé de marbre et de lumière. Trop propre, tro
MarcoJe ne sais pas trop à quoi m’attendre. Après avoir accepté l'offre de l’agence, je me retrouve maintenant devant un bâtiment imposant, en plein cœur du quartier le plus chic de la ville. L’architecture moderne et glacée m’intimide, comme si le luxe m’écrasait de son poids. Mon cœur bat plus fort à chaque pas, mais je n’ai pas d’autre choix que d’avancer. Les rues pleines de gens en costume, les voitures de luxe garées sur le trottoir… tout cela semble tellement loin de ma vie actuelle. J’ai l’impression de me glisser dans un monde qui ne m’est pas destiné, un monde que je n’ai jamais vraiment connu, mais qui m’appelle d’une manière étrange.En entrant dans le hall de l'agence, l’atmosphère me frappe immédiatement : c'est un calme glacé . Tout ici respire la perfection, l’ordre, et une froide efficacité. La réceptionniste, une jeune femme aux cheveux impeccablement coiffés et au regard neutre, me regarde sans un mot. Elle m’indique d’un geste de la main une porte en verre, sans m