MasukLe calme précaire de l’appartement de Livia fut rompu par un souffle glacé qui fit frissonner sa nuque. Depuis l’incident de la voiture sabotée, elle tentait de reprendre une vie normale, mais la sensation d’être épiée s’accrochait à elle comme une seconde peau. Chaque ombre, chaque craquement du parquet, lui semblait chargé de menace.
Elle s’adossa à la fenêtre et observa la rue déserte en contrebas. Le réverbère diffusait une lumière jaunâtre, et elle eut l’impression qu’un mouvement furtif venait de s’effacer derrière une voiture garée. Ses mains se crispèrent sur le rebord de la vitre. Calme-toi, Livia. Tu deviens paranoïaque.
— Vous êtes en retard, Moreau, lança-t-elle d’un ton mielleux mais acéré. Vous croyez peut-être que la proximité avec Monsieur Valcourt vous autorise tout ?
— Non, madame, répondit Livia en se forçant à rester calme.
— Hm. Voyons combien de temps vous tiendrez…
Les humiliations de Céline étaient devenues quotidiennes. Elle s’arrangeait pour isoler Livia du reste de l’équipe, lui refusait l’accès à des dossiers cruciaux et la chargeait de tâches ingrates. Certaines collègues se contentaient de détourner le regard, d’autres la suivaient d’un ricanement à peine voilé.
À plusieurs reprises dans la journée, Livia remarqua un homme brun, grand et massif, en costume sombre. Elle le vit dans le hall, puis dans le café en bas de l’immeuble. Ses yeux semblaient capter chaque mouvement. Était-ce un inconnu… ou un protecteur ?
“Il n’est pas celui que tu crois. Renseigne-toi sur la mort de ta mère.”
Elle sentit le sang quitter son visage. Sa mère… Son cœur se serra. La douleur vive et ancienne la frappa de plein fouet, ramenant à la surface des souvenirs qu’elle avait tenté d’enfouir.
Cette nuit-là, elle dormit mal. Les échos d’un passé douloureux s’imposaient à elle. Elle revit la petite fille qu’elle était, recroquevillée sous la table de la cuisine, les mains plaquées sur les oreilles pour étouffer les cris de son père. “Si ta mère n’avait pas été aussi faible, nous n’en serions pas là.” Les paroles acides, la gifle sèche qui avait résonné comme un coup de tonnerre…
Elle se redressa dans son lit, trempée de sueur. Pourquoi ce message maintenant ? Et pourquoi Raphaël ?
— Monsieur Valcourt souhaite vous voir. Tout de suite.
Livia inspira profondément et toqua à la porte du bureau.
— Entrez, gronda une voix grave.
Elle entra, la gorge sèche. Raphaël ne leva pas les yeux de son dossier.
— Vous avez l’air fatiguée, commenta-t-il. Des problèmes ?
— Non, monsieur, mentit-elle en soutenant son regard.
Il referma le dossier et croisa les bras, son expression indéchiffrable.
— Vous n’êtes pas la seule à avoir des ennemis ici. Je vous ai assigné quelqu’un pour assurer votre sécurité.
— Quoi ? Vous… vous m’avez mise sous surveillance ?
— Appelez cela de la prudence, répliqua-t-il d’un ton tranchant. Victor vous suivra discrètement.
— Je n’ai pas besoin de…
— Vous n’avez pas votre mot à dire, trancha Raphaël. Vous ne comprenez pas encore le terrain sur lequel vous évoluez.
— Vous croyez pouvoir contrôler tout le monde ? lança-t-elle, la colère montant.
Il se pencha légèrement vers elle, son regard d’acier la clouant sur place.
— Non. Mais je contrôle ce qui m’appartient.
Le silence qui suivit fut presque suffocant. Elle détourna les yeux, trop bouleversée pour répondre.
Elle alluma son ordinateur portable et tapa nerveusement : Raphaël Valcourt + père Moreau.
Des dizaines d’articles apparurent. Elle cliqua, fit défiler… puis ses doigts s’immobilisèrent. Une vieille photo en noir et blanc s’afficha. Raphaël, adolescent, se tenait aux côtés de son père. Et là, debout près d’eux, se trouvait son propre père, lui serrant la main devant un bureau luxueux.
Le souffle de Livia se coupa. Pourquoi leurs pères étaient-ils liés ? Qu’est-ce que cela signifiait pour elle ?
Elle sentit un vertige la prendre. Derrière la porte, Victor, impassible, l’observait à travers l’entrebâillement, prêt à informer Raphaël de ses recherches.
Le matin se leva sans effort, comme un drap bien tiré sur un lit. La lumière glissa par les volets bleus, caressa la table de la cuisine et les dessins aimantés sur le frigo — un lac vert au feutre, un arbre avec trois rubans, une famille à quatre sous une pluie de confettis jaunes. Sur le rebord de la fenêtre, un nichoir en bois où, l’été, les mésanges faisaient la queue à l’aube, avait remplacé depuis longtemps la vieille caméra qui autrefois surveillait, toute pupille.— Pancakes en approche, annonça Raphaël, maniant la poêle comme un musicien sa baguette.— Avec des pommes ! réclama Élina, la petite, cheveux bouclés, pyjama à pois, quatre ans et demi qui croyaient déjà en avoir huit.— Avec des pommes, confirma Livia en épluchant deux reinettes du jardin. On écoute la cheffe.Anna entra en glissant sur ses chaussettes, désormais grande — huit ans, les dents de devant conquérantes, la couronne de papier devenue un diadème discret dans les gestes. Elle posa sur la table une envelopp
Le jour s’était levé dans une clarté nouvelle, comme si l’air lui-même avait décidé de se délester de son poids. Au loin, le lac brillait d’un éclat tranquille, mais dans la maison, une agitation douce régnait. Des cartons ouverts, des draps pliés, des rires étouffés entre deux brassées d’objets.Livia ferma une boîte et colla dessus, en lettres larges : Chambre — souvenirs. Elle resta un instant immobile, le marqueur dans la main, ses yeux fixés sur ce mot qui pesait. Souvenirs. Elle inspira profondément, posa le feutre et caressa son ventre qui s’arrondissait peu à peu.Raphaël entra, une pile de livres dans les bras.— Tu bloques ? demanda-t-il.— Non… enfin si. C’est étrange de mettre sa vie dans des cartons.Il posa les livres, s’assit à côté d’elle.— Ce ne sont pas des chaînes. Juste… des traces.— Parfois, les traces font mal, souffla-t-elle.Il glissa sa main dans la sienne.— Alors on décide lesquelles garder, et lesquelles enterrer.Elle leva vers lui un regard sérieux.— T
La nuit s’était installée, dense, compacte, sans lune. Le silence du lac semblait plus lourd que d’habitude, comme si l’eau retenait sa respiration. Dans la chambre, Livia bougeait, prisonnière de ses draps. Raphaël, éveillé à demi, l’entendait gémir doucement, mais il n’osait pas encore la réveiller. Son corps parlait avec une intensité qui disait que le rêve était plus fort que la réalité.Dans son sommeil, Livia avançait dans un couloir qu’elle connaissait trop bien. Les murs de l’ancienne maison familiale, fissurés, s’allongeaient sans fin. Au bout, une porte entrouverte. Une lumière étrange passait par l’interstice, comme un reflet d’argent. Elle s’approcha, le cœur battant.En poussant la porte, elle découvrit une pièce vide, sauf… un miroir brisé, immense, posé contre le mur. Les morceaux reflétaient mille éclats d’elle-même : un visage en larmes, un autre souriant, un troisième glacé. Tous ces éclats semblaient lui parler à la fois, mais dans un brouhaha confus.Et puis, derri
Le matin avait posé sur le lac une lumière pâle, presque grise, qui rendait tout plus net. Dans la cuisine, le bol d’Anna fumait, et Livia comptait machinalement les gorgées. Raphaël ouvrait et fermait des tiroirs à la recherche d’un tournevis — depuis la veille, l’idée d’installer une caméra lui trottait comme un moustique derrière l’oreille.— Tu veux la visser où ? demanda Livia.— Sous l’avancée du toit. Vue sur le portail, le saule et la boîte aux lettres.— Bien. Je m’occupe de l’alimentation. Et après, on va au marché. On avait promis des pommes à « Oui ».Anna releva la tête, moustache de chocolat:— Et on achète des bonbons ?— Sous surveillance parentale, trancha Livia avec un sourire.On frappa trois coups, espacés, sur la porte. Pas le facteur. Pas un voisin. Un code sans être un code.Raphaël jeta un coup d’œil par l’œilleton, eut un souffle d’incrédulité.— Victor.Livia sentit son cœur accélérer, pas de peur, de mouvement. Elle ouvrit. Victor était là, un sac de toile s
Le matin avait cette clarté d’après-orage : un ciel lavé, des flaques encore brillantes, et un silence étrange qui collait à la peau. Livia descendit la première, la main déjà sur son ventre, par réflexe. Raphaël préparait le café — il en avait pris l’habitude même si elle n’en buvait plus. Sur la table, la boîte en métal. À l’intérieur, la photo granuleuse, la feuille pliée. Ils n’avaient pas rouvert, pas osé. Mais l’ombre veillait.— Tu as mal dormi, dit-elle doucement.— Je n’ai pas dormi du tout, répondit-il sans se retourner. Je n’arrive pas à enlever cette phrase de ma tête. « Les cendres parlent. »Elle s’approcha, posa ses bras autour de lui.— C’est leur but. Te ronger. Nous ronger.Il hocha la tête, mais ses yeux restaient fixes, loin.— Livia, je veux comprendre. Je veux savoir qui. Pas juste une ombre. Un nom. Un visage.— Alors on cherche. Mais à notre façon. Pas comme avant. Pas en courant derrière le feu.Ils prirent rendez-vous avec Mireille l’après-midi même. Dans le
Le soir tombait en douceur. Le lac avait gardé sur sa peau les traces de soleil, longues traînées d’or que le vent effilochait. Ils avaient rangé la serviette, refermé le panier. Anna, fatiguée de son royaume d’herbe et de cailloux « gentils », somnolait sur l’épaule de Raphaël. Livia marchait à côté, une main sur son ventre, l’autre tenant la petite sandale oubliée.— Elle dort ? chuchota-t-elle.— À moitié, répondit Raphaël. Le genre de sommeil qui écoute encore ses parents.— Tant mieux. J’ai envie de lui raconter le lac quand on sera à la maison.Ils prirent le sentier des saules. Le ruban bleu du pommier « Oui » dansa quand ils passèrent devant la clôture. Livia sourit, leva la main vers le nœud.— Tu tiens bon, toi, murmur







