LOGINLeïlaJe marche vers le marché, les pieds lourds, l’échange avec Karim encore vibrant dans ma poitrine comme une onde de choc. L’air frais ne parvient plus à me laver. Je porte l’entretien avec moi, une chape humide et chaude sur les épaules.Le marché du quartier grouille déjà de vie. Les étals colorés, les appels des marchands, l’odeur mêlée des épices, du poisson frais et des fruits mûrs. Normalement, ce lieu me ressourçait. Aujourd’hui, chaque rire semble aigu, chaque regard pesant. Je me sens transparente, vulnérable, comme si le secret que je garde était écrit en lettres capitales sur mon front.Je m’attarde devant le marchand de légumes, choisissant des tomates avec une concentration absurde.— Eh bien, si ce n’est pas la belle Leïla !La voix suave et perçante me transperce. Je me redresse lentement. Amel, Samira et Nora sont là, regroupées près du marchand d’olives, leurs cabas remplis à ras bord. Elles sourient. Leurs sourires n’atteignent pas leurs yeux.— Bonjour, dis-je d
LeïlaSon regard croise le mien. Il n’y a pas de sous-entendu, pas de provocation. Juste cette même sollicitude, teintée d’une insistance tranquille. Il veut me parler. En dehors de ces murs. Je lis la proposition dans ses yeux.Youssef hésite. Je vois l’ombre d’une jalousie, minuscule, passer dans son regard. Puis il hausse les épaules, se ravisant. Après tout, c’est son frère.— Si tu veux, frérot. Profites-en pour découvrir.Le consentement de Youssef me lie. Je ne peux plus refuser sans paraître suspecte.— D’accord, dis-je, la voix atone. Je pars dans dix minutes.Je quitte la cuisine, laissant les deux frères seuls. Mon cœur bat à coups sourds contre mes côtes. Dans ma chambre, je m’habille pour sortir, enfilant un manteau comme une seconde peau. Je me regarde dans le miroir. La femme qui me fixe a les yeux trop brillants, une étrange lueur dans la pupille. De la peur ? De l’excitation ? Je ne sais plus.Quand je ressors dans le salon, Karim m’y attend, déjà prêt. Youssef est re
LeïlaLe jour s’impose, brutal et gris, derrière les vitres. Je me suis préparée comme un automate. Douche trop chaude qui brûle la peau, habits choisis sans voir : un pantalon beige, un pull sobre. Une armure de coton. Dans le miroir de la salle de bains, une étrangère me regarde, les yeux cernés d’un bleu violacé, la bouche trop pâle. Je passe du fond de teint pour masquer les stigmates de la nuit, une poudre qui étouffe tout. Je mets du rouge à lèvres, une couleur neutre. C’est le masque de Leïla, l’épouse. Je le fixe avec un mépris glacial.La cuisine sent le café. Une odeur normale, rassurante, qui me donne la nausée. Youssef est déjà là, assis à la table, le journal ouvert devant lui. Il ne lit pas. Il fixe une page, les épaules légèrement voûtées. Il sent ma présence, lève les yeux. Son regard, rapide, inquiet, balaie mon visage à la recherche d’indices. Je lui tends un visage lisse, poli comme une pierre tombale.— Tu as dormi ? demande-t-il. Sa voix est rauque, matinale.— No
LeïlaLa nuit est un mur de pierre contre lequel je me cogne, encore et encore. Les larmes séchées sur ma peau me picotent, une carapace salée. À côté de moi, Youssef respire, un rythme régulier et profond qui ressemble à de l’indifférence, même dans le sommeil. Mon esprit est une roue en feu, tournant sans cesse autour des mêmes images : le visage effondré de Youssef lors de la lune de miel, les sourires en coin de sa mère, le poids des regards dans le salon familial, et… les bras de Karim sur la terrasse.Cette étreinte. Ce n’était rien, et c’était tout. Un geste humain dans une maison devenue inhumaine. Mais dans ma peau affamée, dans mon cœur vidé, ce geste a pris la dimension d’un séisme. La chaleur de ses mains à travers le tissu de mon peignoir, le battement calme de son cœur contre mon oreille, l’odeur de sommeil et de propreté. Des détails infimes qui se sont gravés en moi avec la force d’une révélation.Je me retourne brutalement, tirant les draps. La colère revient, mordant
Leïla Il a bondi, instinctif, et ses bras se sont refermés autour de moi avant que je ne m’écroule sur le sol froid.Ce ne fut pas un geste calculé, pas une séduction. Ce fut un sauvetage. Un réflexe humain devant une détresse évidente. Et moi, dans ce naufrage, je me suis accrochée à lui comme à la seule bouée en vue. J’ai enfoui mon visage dans son t-shirt, respirant son odeur d’homme endormi, de coton propre et de sécurité simple. Les sanglots sont revenus, violents, incontrôlables, secouant tout mon corps. Je pleurais toutes les larmes que je n’avais jamais osé verser devant quiconque.— Chut… a-t-il murmuré contre mes cheveux, ses mains traçant de lents cercles apaisants sur mon dos. Chut, Leïla. Laisse couler. Tu es en sécurité ici.En sécurité. Ces mots. Dans les bras du frère de mon mari. L’ironie était si amère qu’elle aurait dû me faire rire. Mais je n’avais plus la force de l’ironie. J’avais seulement la force de pleurer. Et de sentir, pour la première fois depuis une éter
Leïla La nuit était épaisse, un linceul étouffant posé sur la maison endormie. Le silence entre Youssef et moi n’était plus seulement un vide, c’était une entité palpable, lourde des aveux non-dits et des récriminations gelées. Les murs eux-mêmes semblaient avoir absorbé notre poison et le renvoyaient en ondes silencieuses.Je ne pouvais pas rester allongée à côté de lui. Sa respiration régulière, signe d’un sommeil que je ne connaissais plus, était une insulte. Je me suis glissée hors du lit, pieds nus sur le sol froid, et j’ai traversé l’appartement obscur comme une ombre. La chambre d’amis, avec son lit toujours fait, ressemblait à une cellule. Je ne la supportais pas non plus.Je me suis dirigée vers la petite terrasse, cet espace de béton suspendu dans le noir, ouvert sur le ciel et les lumières lointaines de la ville. Là, au moins, l’air n’était pas vicié par notre mensonge.La porte-fenêtre a coulissé sans un bruit. L’air nocturne, frais et léger, a caressé mon visage brûlant.







