Je la regarde.
Elle range ses affaires comme si tout était normal. Comme si rien n’avait changé. Comme si le monde n’était pas en train de basculer sous mes pieds. Elle plie un vêtement, lisse le tissu, le glisse dans un tiroir. Un geste simple. Mécanique. Parfait.
Iris.
Ma femme.
Ma faiblesse.
Belle à faire vaciller un empire, oui. Élégante jusqu’à la moelle. Elle a cette allure que même les mannequins jalousent, cette présence qui aspire les regards et assomme les conversations. Elle est le genre de femme qu’on admire à distance, qu’on désire sans oser l’approcher. Et pourtant, elle m’a choisi. Moi. L’homme trop banal, trop prudent, trop logique. L’homme qui cache sa médiocrité derrière des chemises bien repassées et des sourires maîtrisés.
Six ans qu’elle dort à mes côtés. Six ans qu’elle me regarde parfois comme on observe une pièce de musée : avec curiosité, mais sans émotion.
Elle ne m’aime plus. Peut-être qu’elle ne m’a jamais aimé. Peut-être que je m’en suis contenté. Peut-être que je l’ai enfermée dans une cage dorée, et qu’elle a laissé faire.
Je l’aime. Dieu que je l’aime. Mais ce n’est plus un amour. C’est une obsession tranquille, une maladie douce, quelque chose d’irrémédiable. Et ce soir, j’ai trouvé le moyen de faire quelque chose. De transformer ce vide en action. De me battre pour une place, pour une reconnaissance, pour nous. Même si ce combat me dégoûte.
Elle se tourne à moitié vers moi. Elle ne voit pas le chaos dans mes yeux.
– Tu veux un verre ?
Je ne réponds pas. Ma gorge est sèche. Mon esprit hurle et ma bouche se tait. J’observe ses hanches qui bougent légèrement à chacun de ses gestes, son dos nu sous sa robe dos-nu, la ligne de sa nuque, la peau tendue entre ses omoplates. Il y a quelque chose de cruel à la beauté quand elle vous échappe.
Mon cœur bat trop fort. Ce n’est pas le silence qui m’oppresse, c’est tout ce qu’il cache. Je vais dire quelque chose d’irréversible. Et je sais, au fond, qu’il n’y aura pas de retour possible.
– Mathias ?
Elle m’appelle, agacée, et je me lève enfin. Je traverse le salon à pas lents, comme si marcher vers elle revenait à me jeter dans un puits sans fond.
Mes mains tremblent. Ce n’est pas la peur. Ni la fatigue. Ni même la honte. C’est… du désir. Mais pas un désir pour elle. Pas seulement. C’est le désir de tout changer. De renverser l’ordre établi. De la transformer en réponse à mon impuissance.
Je me poste devant elle. Elle me regarde avec méfiance.
– J’ai besoin de ton aide.
Elle plisse les yeux. L’incrédulité traverse son visage, fugace. Je ne demande jamais d’aide. Jamais. Je suis celui qui assure, qui prévoit, qui gère. L’homme sans faille.
– Pour quoi faire ?
Je respire lentement. Je ne dois pas flancher. Je dois lui dire. Même si tout en moi se tend, proteste, hurle à l’abomination.
– Une promotion. Une vraie. La direction. Ça fait des années que j’attends ça. Et là… une place s’ouvre. Raphaël choisit bientôt. C’est l’opportunité d’une vie.
Elle reste silencieuse quelques secondes. Puis elle s’approche d’un pas.
– Et tu veux que je t’aide à… décrocher ça ? Comment ?
Je soutiens son regard. C’est là que tout se joue. Je sens mon estomac se tordre, mes nerfs s’enflammer. J’ai honte. Mais je continue. Parce que je crois que c’est la seule façon. Parce que je suis désespéré.
– Raphaël aime les femmes qu’il ne peut pas avoir. Les femmes belles, brillantes. Les femmes comme toi. Il t’a déjà regardée, tu le sais. Et toi aussi tu l’as vu.
Elle blêmit légèrement.
– Mathias…
Sa voix tremble, à peine. Mais je la connais. Je sais ce qu’il y a dans ce ton. De la peur, oui. De la colère, aussi. Mais pas que.
Je lève les mains. Je ne veux pas qu’elle croit que je l’échange, que je la vends. Même si, au fond, c’est un peu ça.
– Ce n’est pas un ordre. Je ne t’oblige à rien. C’est… juste une idée.
Elle recule d’un pas. Et dans ce geste, je sens le froid s’installer entre nous. Un froid irréversible.
Un silence tombe. Épais. Tranchant. Elle me regarde comme si elle ne me reconnaissait plus. Et moi, je me déteste un peu plus à chaque seconde.
Puis elle murmure, presque sans voix :
– Tu veux que je couche avec lui.
Je ferme les yeux. J’aimerais pouvoir lui dire non. J’aimerais pouvoir tout effacer. Mais les mots sont là. Réels. Puissants. Cruels.
– Juste une fois. Pas plus. Pour moi. Pour nous. Pour que je décroche cette promotion. Pour que… pour qu’on sorte enfin de ce marasme. Pour qu’on soit puissants, Iris.
Elle ne répond pas. Ses lèvres frémissent. Elle pourrait pleurer. Me gifler. Hurler. Mais elle ne fait rien de tout ça.
Elle se détourne, lentement. Saisit un verre. Le remplit. Boit à petites gorgées, comme pour gagner du temps. Comme pour se remettre à penser.
Et moi, je l’observe. Chaque mouvement est une torture. Chaque silence, une punition.
Enfin, elle se tourne vers moi. Me fixe. Son regard est vide de toute douceur.
– C’est une idée.
Sa voix est calme. Trop calme.
Elle pose le verre. Quitte la pièce. Sans bruit. Sans éclat.
Et moi, je reste planté là. Le cœur en feu. La honte au ventre. Et ce vertige immense, cette impression d’avoir ouvert une porte qu’on ne pourra jamais refermer.
IrisJe ne dors pas.La nuit avance, lourde, silencieuse, presque irréelle. Tout est calme autour de moi, mais dans ma tête, c’est un chaos. La chambre est plongée dans une obscurité douce, seulement traversée par la lumière jaune du lampadaire qui filtre à travers les rideaux. Dans un coin, sur une chaise, la robe noire repose, solitaire. Elle m’attend. Comme une promesse silencieuse. Ou une menace à peine voilée.Je la regarde encore, hypnotisée, incapable de détourner le regard. Elle est là, immobile, froide. Une étoffe qui ne se contente pas d’habiller mon corps, mais qui semble peser sur mon esprit. Plus qu’un vêtement, elle est devenue un symbole, un défi. Une clé vers un territoire inconnu, dangereux, mais nécessaire.Je reste là, immobile, suspendue à ce moment figé, avec mes pensées qui tourbillonnent, s’entrechoquent. L’esprit en ébullition, pris dans une tempête silencieuse.Mathias ne m’a pas appelée.Il attend. Je le sais. Il attend une réponse, une décision. Mais lui, lu
IrisJ’ai lâché la première pierre. Et tout est prêt à s’effondrer.Je referme la porte de la chambre derrière moi.Pas violemment. Pas même brusquement. Juste… fermement. Comme on referme une page. Comme on choisit, consciemment, de laisser quelque chose derrière soi.Je reste un moment debout, les doigts crispés sur la poignée. Mon cœur tape si fort que j’ai l’impression que Mathias peut l’entendre de l’autre côté du mur. Il est resté dans le salon, seul avec ses remords, ou peut-être avec rien du tout. Peut-être qu’il ne ressent rien. Peut-être que cette idée – son idée – ne l’a pas détruit comme elle me déchire.Je m’avance dans la pénombre de la pièce. Je retire lentement mes boucles d’oreilles, mécaniquement, sans penser. Ma robe glisse sur mes hanches, s’écrase au sol dans un bruit doux. Je suis nue. Pas seulement physiquement. Il m’a dépouillée. De mon amour, de ma confiance. De la sécurité illusoire dans laquelle je me tenais depuis six ans.Et pourtant, je ne pleure pas.Je
MathiasLes heures s’étiraient dans la pénombre de l’appartement, lourdes d’un silence épais, chargé de tout ce qui n’avait pas été dit, de tout ce qui ne pouvait plus être contenu. Iris était là, dans la pièce d’en face, et pourtant si loin. Je sentais son souffle, son agitation contenue, mais aussi cette muraille qu’elle élevait autour d’elle, pour se protéger — de moi, de ce que je représentais, de Raphaël aussi, même si elle refusait encore de le voir.Je n’avais jamais voulu qu’elle souffre. Jamais. Pourtant, tout ce que j’avais bâti, tout ce que je défendais avec rage et obstination, semblait la broyer un peu plus chaque jour. Elle me regardait comme si je portais la guerre sur mes épaules, et elle avait raison. Mais elle ignorait encore combien cette guerre me rongeait aussi, combien elle me détruisait lentement, de l’intérieur.Je savais que Raphaël rôdait toujours, invisible, omniprésent. Ce fantôme, cet autre homme, que je ne pouvais ignorer. Chaque fois que son nom glissait
MathiasJe le savais, ce soir serait une épreuve. Chaque fois qu’Iris franchissait la porte, c’était comme si une tempête s’abattait sur moi, détruisant tout ce que j’avais tenté de construire. Je la regardais, le visage fermé, son regard brûlant d’une colère qu’elle n’avait jamais osé me montrer auparavant. Elle n’était plus la femme fragile que j’avais connue, elle était devenue un volcan prêt à éclater, et je me sentais pris au piège entre la peur de la perdre et celle de la voir m’échapper.La pièce semblait se rétrécir autour de nous, comme si le poids de nos silences s’alourdissait à chaque seconde. J’entendais le battement de mon cœur, sourd et rapide, et je savais qu’elle entendait le sien aussi.— Tu crois que c’est facile pour moi ? Sa voix était un souffle tranchant qui déchirait le silence. Ses mots résonnaient comme un coup de tonnerre. Je serrai les poings, la rage et la culpabilité mêlées se tordant en moi. Tu crois que je fais tout ça parce que j’aime ça ? Parce que j’
IrisJe rentrais à la maison, le cœur lourd, les mains crispées autour du sac que je n’avais même pas eu le courage de défaire. Chaque pas résonnait dans ce couloir que je connaissais pourtant par cœur, mais qui ce soir me semblait étranger, comme si la maison elle-même me rejetait. J’avais l’impression d’avancer dans un cauchemar dont je ne pouvais me réveiller. Raphaël avait encore franchi une limite cette ligne fragile que j’avais cru ne jamais revoir, la frontière entre la colère sourde et la rupture. Cette limite que je sentais sous mes pieds vaciller dangereusement.Le silence m’enveloppait, pesant, oppressant. Pas un bruit à part le tic-tac lancinant de l’horloge dans le salon. Je savais que j’allais le retrouver là, à m’attendre, son regard de feu prêt à déchaîner la tempête. Mais ce soir, ce n’était plus un jeu d’équilibre que je voulais, c’était une explosion. Il fallait qu’il comprenne, qu’il sente cette colère sourde et ce désespoir que j’avais gardé trop longtemps enfermé
Raphaël Je restais là, debout dans l’obscurité tamisée de mon bureau, les doigts effleurant distraitement le verre froid d’un whisky à moitié plein. Le silence de la pièce m’enveloppait, mais dans ma tête, c’était une tempête qui grondait, un chaos de pensées et de désirs que je peinais à contenir. Depuis le premier jour où je l’avais vue, elle hantait chacun de mes instants, défiant toute logique, toute prudence. Elle était ce feu imprévisible que je voulais à la fois maîtriser et laisser brûler, cette énigme que je ne pouvais ni fuir ni déchiffrer facilement.Je revois ce moment précis son regard qui avait croisé le mien pour la première fois, ce mélange d’éclat et de défi, cette posture fière qui refusait toute soumission. Une femme qui savait se battre, oui, mais sous cette armure de colère et de douleur, je devinais une fragilité qu’elle s’évertuait à cacher. Cette fragilité était la clé. Je le sentais au plus profond de moi. Il me fallait juste découvrir ce point faible, ce mai