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Chapitre 3 : Celle qui regarde

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-09-13 20:44:01

Éléa

Je ne dors plus.

Je ne rêve plus.

Je regarde.

Depuis cette chambre étroite où le silence colle aux murs comme une peau trop serrée, je regarde. L’air est froid ici, lourd de non-dits, saturé de souvenirs que je n’ai plus le droit de prononcer.

Je regarde.

Et tout me revient par éclats.

Mon nom sur leurs lèvres. Mon reflet dans ses gestes. Ma voix dans sa gorge.

Ce n’est plus moi.

Et pourtant, c’est encore moi.

Isis.

Elle s’est glissée dans mes contours avec la minutie d’un faussaire amoureux. Elle me hante autant que je la hante, désormais. Deux femmes pour une seule vie, et moi enfermée dans l’angle mort du monde, quelque part entre la mémoire et l’oubli.

Je suis celle qu’on ne voit plus, mais que l’on imite. Celle dont on parle à voix basse, dans les soupirs, dans l’ombre des regards.

J’aurais dû mourir ce jour-là. J’aurais dû. Le choc, le feu, la chair en miettes.

Mais j’ai survécu. Mal.

Le monde a cru que j’étais partie. Hugo a pleuré une tombe vide.

Et Isis… Isis a saisi l’occasion comme on arrache un fruit trop mûr.

Je l’ai vue.

Pas en vrai.

Mais je le sais. Je sens sa présence dans la moelle de mes os, dans chaque battement de mon cœur exilé.

Son souffle sur ma peau.

Sa peau dans mes draps.

Son rire dans la bouche de mon fils.

Elle est partout.

À ma place.

Et parfois… parfois, c’est presque logique.

Isis, c’était toujours l’ombre. Silencieuse, affamée d’amour. Elle me regardait avec cette intensité douloureuse, comme si j’étais une lumière interdite. J’ai cru que c’était de l’amitié. De la reconnaissance. Je n’ai pas voulu voir ce qui se formait dans ses silences prolongés, dans sa façon de me toucher sans jamais vraiment me toucher.

Mais maintenant je comprends.

Elle ne voulait pas être à mes côtés.

Elle voulait être moi.

Et Hugo…

Hugo s’est laissé faire.

Je les imagine.

Leur nuit. Je la devine dans ses moindres détails, même si je n’ai rien vu.

Je le connais trop bien.

La manière dont il l’a déshabillée, comme il le faisait pour moi, avec cette lenteur sacrée, cette façon de dévoiler un corps comme on lit un poème interdit.

Je vois Isis, nue sous ses yeux, mon corps volé offert à ses mains.

Je sens leur souffle entremêlé, ses gémissements qu’elle a appris en écoutant les miens.

Elle a couché avec lui.

Avec mon histoire.

Avec mes gestes.

Avec mes cicatrices.

Et moi… je suis là, en arrière-plan, comme un fantôme jaloux, un écho qui refuse de mourir.

Est-ce qu’il l’a aimée ?

Ou est-ce qu’il m’a cherchée en elle, aveuglé par le manque ?

Est-ce qu’il a senti que ce n’était pas moi ? Ou est-ce que la ressemblance l’a apaisé, trompé, consolé ?

Ses mains ont-elles su ? Son cœur a-t-il compris ?

Je doute.

Je m’effraie.

Je suffoque dans ce vide trop plein.

Isis était l’ombre.

Mais à force d’imiter la lumière, elle est devenue flamme.

Et moi, je vacille.

Milo l’appelle maman.

Mon fils.

Mon sang.

Ma tendresse.

Il dort contre elle. Il respire son odeur. Il rêve d’elle.

Et elle lui sourit avec mes dents, mes yeux, mes intonations.

Je l’ai porté pendant neuf mois. Je l’ai bercé contre ma poitrine jusqu’à ce qu’il apprenne à dire “maman”.

Et maintenant, c’est elle qu’il nomme ainsi.

Elle l’a pris aussi.

Elle a pris tout.

Et Hugo…

Il a réservé Barcelone.

Notre ville.

Notre promesse.

Cette ville qu’on avait marquée sur une carte, un soir d’orage, en jurant qu’on s’y enfuirait un jour, loin du chaos, loin du passé.

Un rêve à deux, suspendu à demain.

Et ils vont y aller.

À trois.

Comme une famille.

Ma famille.

Et moi ?

Je reste ici.

Invisible.

Vivante et morte à la fois.

Je suis la respiration qu’on oublie, le battement qu’on n’entend plus.

Je veux hurler.

Je veux la déchirer, elle.

Je veux le secouer, lui.

Leur crier la vérité jusqu’à m’en arracher la gorge. Jusqu’à ce qu’ils voient. Jusqu’à ce que le vernis craque.

Mais une autre part de moi… la regarde aussi. Et comprend.

Isis ne voulait pas juste voler ma vie.

Elle voulait m’aimer.

Aimer ce que j’étais.

Et vivre ce que je ne vivais plus.

Est-ce que je l’ai laissée faire, au fond ?

En partant ?

En renonçant ?

Est-ce que je l’ai appelée à ma place, comme un ultime acte de fuite ?

Et maintenant…

Maintenant je regarde.

Je guette.

Je guette le moment où le miroir se fêlera.

Le moment où Isis ne saura plus jouer.

Où ses gestes deviendront hésitants, ses silences trop lourds.

Je guette l’instant où Hugo sentira la faille.

Où Milo dira un mot de trop.

Ou le moment où moi,

je reviendrai.

Pas pour reprendre ma place.

Pas pour réparer.

Pas pour pardonner.

Mais pour réclamer la vérité.

Et tout brûler, s’il le faut.

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