GRACIAS
Je ne suis pas partie.
Eux, si.
Ma sœur et Marius ont quitté le bar comme deux comédiens satisfaits de leur performance, main dans la main, le regard fier, les épaules hautes. Comme s’ils venaient de clore un acte, sans se retourner, sans honte, sans gêne.
Et moi, j’ai juste cessé d’exister dans leurs yeux.
Je suis restée debout un long moment , anesthésiée , puis je suis revenue dans le bar , le cœur en apnée. Le dos droit pour ne pas vaciller.
Je ne bougeais plus. J’étais cette femme qu’on laisse en arrière. Cette femme qu’on efface, lentement, sans bruit.
Puis mes jambes ont cédé. Je me suis laissée glisser sur un tabouret, tout au bout du comptoir, là où la lumière est faible, là où personne ne vous regarde trop longtemps.
Un couple riait fort à côté. Je me sentais étrangère à ce monde, étrangère à cette vie.
Le barman a levé les yeux. Son regard était sec, neutre. Il n’a pas eu besoin de poser de question pour comprendre. Il a juste haussé un sourcil.
— Quelque chose à boire ?
Ma gorge était sèche. Mon ventre, une plaie ouverte. Mon esprit, un désert. Et pourtant, j’ai murmuré :
— Un gin tonic…
Je ne bois jamais. Pas depuis des mois.
Pas depuis que je suis enceinte.
Mais ce soir, je ne suis plus enceinte. Pas vraiment.
Je suis vide.
Juste une absence dans une robe trop fine pour ce froid, les larmes séchées sur les joues, le rouge à lèvres effacé.
Le verre est arrivé. Le liquide transparent tremblait légèrement. Comme moi.
Je l’ai pris à deux mains.
Et j’ai bu.
D’un trait , sans réfléchir , l’alcool m’a brûlé les lèvres , puis la gorge .
Et les larmes sont venues .
Je ne sanglote pas , je ne cri pas non plus. C'est juste un écoulement lent , triste et inexorable.
Je pleure pour cette femme que j’ai été.
Je pleure pour cette nuit où j’ai cru qu’un enfant réparerait tout.
Je pleure pour le dîner abandonné, pour la table dressée, pour les bougies éteintes avant même d’avoir vécu.
Je pleure pour cette grossesse à peine commencée, déjà rejetée.
Je pleure pour ce ventre ignoré, nié.
Pour cet amour que j’ai porté seule.
Je pleure pour ce que ma sœur m’a volé.
Pour ses mots, murmurés à mon oreille comme une provocation :
"Je suis enceinte , de lui."
Et lui, Marius, silencieux, mais debout à ses côtés comme un trophée qu’elle avait conquis, un homme qu’on ne me rendrait pas.
Je pleure ma naïveté.
Je pleure cette croyance idiote que l’amour naît parfois du quotidien, qu’il peut pousser là où rien n’a été semé.
Je suis fatiguée.
Mon téléphone vibre , je l’ignore d’abord.
Puis je regarde.
Et l’écran m’explose au visage.
Demande de divorce initiée par MARIUS D. via e-Divorce.
Pas un mot , pas un appel. Pas même un message.
Juste ça.
Une notification.
Une sentence froide, impersonnelle.
Je me lève trop vite. La chaise bascule, tombe. Je vacille. Les gens tournent la tête. Mais je m’en fiche.
Je veux fuir , sortir.
Mais mon pied glisse , mon talon cède , et je tombe . Le sol se rapproche. Le monde ralentit. Je ferme les yeux.
Et une main me rattrape.
Une main ferme, chaude, solide.
Je rouvre les yeux, surprise. Et je le vois.
Un homme : Un inconnu , il est grand et élégant. Le regard grave. Le costume sombre. Les cheveux tirés en arrière. Une montre discrète au poignet. Un parfum boisé, rassurant. Une présence.
Il me tient encore.
— Doucement, souffle-t-il.
Sa voix est profonde, posée. Elle ne cherche pas à m’impressionner, seulement à m’ancrer. À me ramener quelque part où je pourrais respirer.
Je reste suspendue à lui quelques secondes. Le temps est flou. Les sons, étouffés.
— Vous allez bien ?
Non. Je vais mal. J’ai envie de m’effondrer , de me dissoudre.
Mais je ne réponds pas.
Je secoue légèrement la tête. Ou peut-être pas. Je ne sais plus.
Il m’aide à me redresser. Je tangue. Mon cœur cogne trop vite.
— Venez vous asseoir.
Je ne résiste pas. Je le suis. Comme une naufragée suit une lumière au loin.
Il me fait asseoir à une table un peu en retrait. Il ne me parle pas tout de suite. Il ne pose pas de questions. Il ne me juge pas.
Il est juste là.
Présent.
Et ça suffit.
Je ne connais pas son nom. Il ne connaît pas le mien.
Mais pour la première fois ce soir, je n’ai plus envie de pleurer.
Je suis encore Gracias.
Mais je ne suis plus l’épouse bafouée.
Je ne suis plus la sœur trahie.
Je suis une inconnue. Avec un inconnu. Dans un endroit où peut-être, rien ne compte plus que l’instant présent.
Et le regard de cet homme posé sur moi, pour une fois, ne me fait pas mal.
MARIUSJe n’ai pas dormi. Pas une minute. Toute la nuit, j’ai vu son visage. Pas celui de Gracias, non , celui d’Inès. Ses lèvres étirées dans ce sourire qui n’était plus le sien. Ses mots qui résonnaient, terribles, irrévocables : « Je suis heureuse de ce qui arrive à Gracias. Heureuse. »Je me suis retourné cent fois dans mon lit, étouffé par le silence, par le souvenir de sa voix. J’ai cru la connaître, j’ai cru l’aimer pour ce qu’elle avait de fragile, de blessé. Mais hier soir, c’est une étrangère qui m’a parlé, une femme que je n’arrive plus à nommer. Et c’est cette étrangère qui partage mon quotidien, qui me regarde, qui m’appelle par mon prénom comme si de rien n’était.Alors au matin, je me lève avec une décision qui brûle en moi : je dois voir Gracias. Je dois m’assurer de ses blessures, de sa respiration, de sa survie. Peut-être pour me convaincre qu’il reste une part de lumière dans ce chaos. Peut-être aussi pour comprendre ce qu’Inès a osé célébrer.Je ne lui dis rien. Je
GRACIASJe reste figée, suspendue à ses mots, comme si le monde avait retenu son souffle avec moi. Tout autour s’est estompé : le bourdonnement lointain des machines, la lumière blanche qui filtre à travers les stores, la senteur âcre du désinfectant. Il n’y a plus que nous.— Tu veux dire que… que tu vas m’épouser malgré que je ne sois plus enceinte ? murmurai-je, les lèvres tremblantes.EZRANJe sens son doute, son émerveillement. Et je veux que chaque mot que je prononce traverse ce silence et devienne un socle.— Oui, dit-il avec douceur. Pour toi. Pour nous. Pas pour un projet, pas pour un enfant. Juste pour ce que nous sommes et ce que nous pouvons construire ensemble.GRACIASJe ferme les yeux un instant, laissant le vertige me traverser. Le monde semble se dilater et rétrécir à la fois : chaque respiration est un rappel de la fragilité de ce que nous venons de traverser, chaque battement de cœur une promesse. Je sens une chaleur dans ma poitrine, étrange, nouvelle, comme si l’
GRACIASLa lumière entre sans bruit, mesurée, comme si elle aussi hésitait à traverser ce qui reste d’un autre monde. J’ouvre les yeux lentement. Chaque battement me rappelle la nuit d’avant, les cris, le vide. L’odeur du désinfectant, le bourdonnement mécanique, le souffle d’Ezran : tout a la netteté d’un constat. Rien ne panse ici.Il est assis, immobile, les mains enfoncées dans ses genoux. Son visage est creusé par l’insomnie ; ses traits portent la sécheresse de celui qui a été témoin d’un effondrement et qui cherche encore une marche pour remonter. Quand il lève les yeux, il y a dans son regard une attente presque enfantine : l’espoir qu’un mot, un signe, fasse revenir ce qui s’est effondré.— Hola, dit-il, comme si prononcer mon nom pouvait recoudre ce qui est déchiré.Je cherche ma voix. Elle me revient à moitié. Les mots se montent les uns sur les autres, lourds, étrangers. Je finis par parler parce que le silence me pèse plus que la douleur.— Qu’est-ce qui va nous arriver m
MAYALe taxi avance lentement dans la ville, embouteillage matinal et sirènes au loin. Je serre mon manteau autour de moi, et dans mon ventre, un poids nouveau , pas seulement la fatigue du voyage, mais le secret qui grandit, qui réclame déjà son espace. L’enfant de Samuel. L’enfant que je vais faire passer pour le sien… mais que Ezran croira avoir conçu par une insémination artificielle. Un plan fragile, mais calculé.Les panneaux publicitaires clignotent avec des images d’Ezran sur la place, la télévision et les réseaux sociaux reprenant en boucle son serment. Je sens mon cœur se serrer, mais pas de culpabilité : de l’excitation froide, du vertige. La tempête qu’il a déclenchée va me servir, si je sais en jouer.— Vous êtes bien rue Saint-Antoine ? demande le chauffeur, brisant mon vertige.Je hoche la tête, les yeux rivés sur les immeubles qui défilent, qui semblent tous connaître déjà mon secret. Chaque feu rouge me fait réfléchir, chaque reflet sur une vitre me renvoie mon image
MAYALa chambre sent encore la sueur et le parfum froissé des draps. Le ventilateur tourne au plafond, grinçant par à-coups, brassant l’air chaud de cette petite ville à trois heures de route de la capitale. Je suis étendue, nue, la peau encore brûlante, et à côté de moi, Samuel fume une cigarette, allongé sur le flanc.Sur la table basse, la télévision allumée diffuse les images qui secouent tout le pays. La conférence d’Ezran. Son serment. Son regard fiévreux.Je tourne la tête vers l’écran, et une crispation traverse mes lèvres. Je l’avais presque oublié. Pas lui. Pas vraiment.— Tu l’écoutes ? demande Samuel en expirant la fumée, ses yeux fixés sur moi.Je détourne le regard.— J’entends.À la télé, Ezran martèle ses mots. « Ce n’est pas une menace. C’est un serment. » La foule acclame, les journalistes commentent, l’image tourne en boucle. Samuel se redresse un peu, écrase sa cigarette.— Et… tu comptes y aller quand ?Je reste silencieuse. La question tombe lourdement dans la pi
INÈSLe salon n’a pour lumière que celle de la télévision. Les images d’Ezran emplissent l’écran : sa silhouette droite, ses yeux brûlants, sa voix qui fend le froid du matin comme une lame. Les journalistes répètent ses mots, les flashes éclatent, la foule se tait sous son serment.Et moi… je regarde, immobile, puis je souris. Pas un sourire doux, pas un sourire léger — un sourire tranchant, qui se nourrit de ce chaos.Ezran parle de douleur, de justice, de vengeance. Chaque syllabe porte le poids d’un homme à qui on a arraché l’avenir. Et tout ce temps, il ignore. Il ignore que l’ombre qu’il maudit, l’ombre qu’il promet de traquer, c’est moi.Un rire bref, étranglé, m’échappe. Je le couvre d’une main, comme une enfant prise en faute. Mais c’est trop tard : la vérité se déverse en moi comme un poison agréable.— Pauvre Gracias… murmuré-je à voix basse.Je m’avance, monte le volume. L’image tremble légèrement à l’écran : Ezran descend les marches, les caméras le harcèlent, ses mots ré