Catalina
Je viens à peine de couper l’eau que la vapeur me brûle encore la peau. Elle me colle, comme un rappel moite de ce que j’essaie de laver. Mais il n’y a rien à nettoyer. Pas vraiment. Pas après hier soir. Pas après ce qu’il m’a pris, ce qu’il m’a volé, ce que je n’ai pas su défendre. Je sors de la douche, lasse, engourdie. Enveloppée dans une serviette trop rêche. La lumière vacille au plafond, grésille comme si elle allait s’éteindre. Tout ici menace de tomber en ruine. Comme moi. Comme cette vie qui ne tient qu’à deux fils : un boulot de merde, et une tante à moitié morte dans une maison qui pue la misère. Je remonte la serviette autour de ma poitrine et sors dans le couloir. Mes pieds nus claquent doucement sur le carrelage froid, quand un cri me perce les tympans. - LÂCHEZ-MOI, PUTAIN ! Ma tante. Sa voix. Une voix déchirée. De bête acculée. Je me fige. Mon cœur rate un battement. Puis un fracas, violent, un meuble qui s’écrase. Un râle. Un bruit de verre brisé. Et tout mon corps se met à courir avant même que je puisse penser. Je dévale les marches sans réfléchir. La serviette glisse un peu mais je la remonte à la hâte. Mes cheveux trempés s’écrasent contre mes épaules. Le froid mord mes jambes. Mais j’en ai rien à foutre. Je tourne dans le salon, haletante. Et je le vois. Deux hommes. En costume noir. Immenses. Figés comme des statues. Ma tante, au sol, recroquevillée, les bras levés devant son visage en sang. Elle pleure. Elle gémit. Elle hurle des insultes qu’elle n’a même plus la force d’articuler. Et au milieu de la pièce… Un homme. Immobile. Droit. Calme. En costume rouge. Un rouge profond, élégant, sanglant. Il ne bouge pas. Il regarde. C’est tout. Mais c’est pire que tout le reste. Ses mains sont croisées dans son dos. Son visage est impassible. Et pourtant, dans ses yeux… je jure que j’ai vu l’enfer. Pas celui des cris. Pas celui du feu. Un enfer silencieux. Parfaitement organisé. Celui d’un homme pour qui la violence n’est pas un débordement. C’est un outil. Je m’élance. Je me jette entre eux. - Arrêtez ! Lâchez-la, bordel ! Mon cœur cogne contre mes côtes. Mes mains tremblent. Mais je m’interpose. J’écarte les bras. Même à moitié nue, même trempée, même minuscule, je me tiens là. Face à eux. Face à lui. L’homme en rouge tourne lentement la tête vers moi. Et son regard… putain. Il me fige. Ses yeux sont d’un bleu clair, presque irréel. Pas un bleu doux. Un bleu froid. Celui des glaciers, des choses anciennes, des silences mortels. Il me déshabille. Il m’analyse. Il m’enveloppe. Comme si je lui appartenais déjà. Il ne dit rien. Il n’a pas besoin. Un de ses hommes se penche vers ma tante. - Elle dit qu’elle a rien. Elle veut plus payer. Il hoche lentement la tête, sans me quitter des yeux. Puis il parle. - Les dettes se paient toujours. Par l’argent… ou par autre chose. Sa voix est grave. Posée. Aucune émotion. Il parle comme on énonce une loi. - Combien vous doit-elle? Je vais vous payer mais laissez Carmen tranquille. - Elle me doit 340000€. Un silence s’abat dans la pièce, j’écarquille les yeux. – Trois cent quarante… mille ? Ma voix tremble et je recule d’un pas, abasourdie. – C’est impossible… je… je n’ai pas cet argent… je pourrais jamais… Je me tourne vers ma tante. Elle pleure. Du vrai désespoir. Un filet de sang lui coule du nez. Et c’est là… que ça sort. De sa bouche. D’elle. - Attendez ! elle crache. J’ai rien… mais je peux vous donner ma nièce. Le temps s’arrête. Je me fige. Je crois que j’ai mal entendu. - Elle est vierge. Elle est jeune. Elle vaut bien plus que ce que je vous dois. Vous pouvez faire ce que vous voulez d’elle. Mes oreilles bourdonnent. Je crois que j’ai cessé de respirer. - Elle peut servir. Elle est docile. Elle dira rien. Vous pourrez la vendre… en faire ce que vous voulez. Elle vous sera plus utile que moi. Je me retourne lentement vers elle. - Tais-toi… je murmure. Mais elle continue. Elle insiste. - Elle a personne. Pas d’amis. Pas d’école. Pas de vie. C’est un bon échange, non ? Une vierge en pleine santé que vous pourrez revendre deux fois plus que se que je vous doit contre une droguée foutue. Je recule d’un pas. Je n’arrive pas à croire ce que j’entends. Elle… elle me vend. Comme un meuble. Comme un dédommagement. L’homme en rouge reste silencieux. Il me regarde toujours. Son regard est plus insistant maintenant. Il s’approche. Lentement. Chaque pas est un battement de mon cœur. Quand il est à quelques centimètres de moi, il baisse légèrement la tête. - C’est vrai ? Tu es vierge ? Je ne réponds pas. Je serre la serviette. Mes jambes tremblent. Il observe mon silence. L’avale. S’en nourrit. Puis il se redresse. Il se tourne vers ses hommes. - Je reviendrai demain. À sept heures. Pile. Avec un contrat. La fille sera à moi et vos dette effacer. Et c’est tout. Il sort. Comme un roi qui vient de choisir une nouvelle possession. Les autres le suivent. Je reste là. Immobile. La gorge nouée. Les mains crispées sur la serviette. Puis… les larmes viennent. D’un coup. Pas des petites larmes. Pas des sanglots discrets. Des vagues. Des sanglots à en vomir. Je tombe à genoux. Mes mains couvrent mon visage. Je pleure. Je crie. Je me déchire. Je ne suis plus rien. Même pas à moi-même.La voiture roule dans le noir. La route défile, monotone, mais l’air à l’intérieur est irrespirable. Je sens encore les regards de sa mère, les applaudissements, la bague. Tout ça colle à ma peau comme une deuxième couche que je ne peux plus retirer. Alejandro rompt le silence. - Tu as bien joué ton rôle. J’ai eu ce que je voulais. Je ne réponds pas. - Tu peux être fière de toi. J’ai envie de lui dire que je ne veux pas de ses félicitations. Que ce n’est pas un jeu pour moi. Que je ne suis pas une actrice. Mais je me tais. Parce que je sens que le pire n’est pas encore dit. Il tourne la tête vers moi. - Maintenant, il faut qu’on parle de la 2eme partie du plan. Je me crispe. - Quel 2eme partie ? - La nuit de noces. Mon ventre se tord immédiatement. Je sens un froid monter dans mes jambes. Je secoue la tête avant même qu’il continue. - Non. Non, Alejandro. Il ne bouge pas. - Il le faut, Catalina. - Je joue ton rôle, je mens pour toi, je porte ta bague… mai
Catalina Le réveil sonne à 8h.Mais je suis déjà éveillée.J’ai dormi d’un œil, le corps tendu, l’esprit embourbé dans un tourbillon de phrases apprises par cœur, de gestes à répéter, de sourires à maîtriser. Ce matin, je ne suis plus une survivante. Je suis un mensonge bien habillé.Maria entre sans bruit, comme toujours.- Bonjour Catalina. L’eau est chaude. Le petit-déjeuner sera servi dans une heure. Vous avez le temps de vous préparer.Elle me parle comme si aujourd’hui était un jour comme un autre. Mais ce n’est pas le cas.Je prends mon bain en silence, le regard fixé sur les carreaux blancs du mur. Mon reflet est flou dans la vapeur. Tant mieux.Je m’habille lentement. Robe noire Dior, longue, moulante mais élégante. Elle glisse sur ma peau comme un uniforme. Le tissu épouse mes courbes sans vulgarité. Sur les épaules, je pose un léger châle. Mes cheveux sont lissés, raides, tombant en rideau sur mon dos. Aucune mèche ne dépasse. Chaque détail compte.J’enfile mes talons blan
Catalina :Je suis assise sur la banquette arrière d’une que je n’aurais même pas osé regarder en rêve. Tout brille. Tout est propre. Tout est lisse. À l’intérieur comme à l’extérieur.Sauf moi.Je garde les yeux droits devant moi, figée dans le cuir beige, les mains crispées sur mon manteau trop grand, trop usé. J’ai froid. Pas à cause de la température. Mais parce que tout en moi tremble, lentement, en silence.Je ne pleure pas.Mais mes joues sont mouillées.Les larmes glissent seules, discrètes. Comme si elles savaient qu’elles n’ont pas le droit de faire de bruit ici. Dans cette voiture. À côté de lui.Je le vois du coin de l’œil. Droit. Sûr. Silencieux. Il dégage une aura impossible à ignorer. Le genre de présence qui bouffe l’oxygène, qui plie le monde autour de lui. Il ne parle pas beaucoup, mais tout en lui parle pour lui.Grand, la peau bronzée, des cheveux courts et bouclés, sombres comme la nuit. Une barbe parfaitement taillée, des traits nets, durs, maîtrisés. Et un corps
Alejandro 7h00. Pile.Je ne tolère pas le retard. Le pouvoir appartient à ceux qui se présentent avant l’heure et parlent après que tout le monde s’est tué. Moi, je suis là depuis six minutes. Dans cette maison qui pue la mort lente, la crasse et la désillusion.Tout est humide ici. Les murs suintent quelque chose que je ne saurais nommer. C’est plus que la moisissure. C’est la pauvreté qui s’incruste. La honte, peut-être. Ou la résignation. C’est un lieu sans futur. Ça me répugne. Mais aujourd’hui, j’en ai besoin.Je suis assis sur une chaise bancale, face à une table collante. Mes deux hommes gardent le silence derrière moi. Ils savent qu’ici, ce n’est pas la force qu’on vient imposer. Pas tout de suite. C’est la loi du plus grand. Celle qui s’écrit dans les regards, pas dans les coups.Et moi, je suis le plus grand.Elle tarde à descendre. Catalina.Mais je ne m’impatiente pas. Elle viendra. Elles viennent toujours.Une minute encore. Puis j’entends des pas. Lents. Légers. Presque
CatalinaJe viens à peine de couper l’eau que la vapeur me brûle encore la peau. Elle me colle, comme un rappel moite de ce que j’essaie de laver. Mais il n’y a rien à nettoyer. Pas vraiment. Pas après hier soir. Pas après ce qu’il m’a pris, ce qu’il m’a volé, ce que je n’ai pas su défendre.Je sors de la douche, lasse, engourdie. Enveloppée dans une serviette trop rêche. La lumière vacille au plafond, grésille comme si elle allait s’éteindre. Tout ici menace de tomber en ruine. Comme moi. Comme cette vie qui ne tient qu’à deux fils : un boulot de merde, et une tante à moitié morte dans une maison qui pue la misère.Je remonte la serviette autour de ma poitrine et sors dans le couloir. Mes pieds nus claquent doucement sur le carrelage froid, quand un cri me perce les tympans.- LÂCHEZ-MOI, PUTAIN !Ma tante.Sa voix.Une voix déchirée. De bête acculée.Je me fige. Mon cœur rate un battement. Puis un fracas, violent, un meuble qui s’écrase. Un râle. Un bruit de verre brisé.Et tout mon
Catalina Je pensais que ça pouvait pas être pire que la veille. Je croyais que j’avais atteint un certain seuil. Qu’il y avait un fond, un bas, et qu’après, on remontait, même un peu. Mais j’avais tort. Le lendemain matin, je me réveille avec l’estomac qui brûle et les jambes qui tremblent. J’ai pas vraiment dormi. J’ai juste fermé les yeux et attendu que la nuit passe comme une douleur sous anesthésie ratée. Je me change. Enfin, j’enfile un pantalon propre. Le reste, c’est pareil : la même veste qui pue le café, le même sweat à capuche qui cache un peu mon visage, mes cernes, ma vie en ruines. Quand je passe devant ma tante, elle est toujours affalée sur le canapé. Je la regarde à peine. J’ai même pas la force de la haïr ce matin. Je sors. La rue est calme, pour une fois. Juste les pas qui claquent, le bruit des freins usés d’un bus, une musique étouffée dans un appart au-dessus de moi. Tout semble loin. Comme si j’étais pas vraiment là. Le trajet jusqu’au café me paraît p