Se connecterMATTEO
Je fais le tour , lentement, sans la toucher. Je laisse mon regard parcourir sa silhouette, appréciant le contraste entre sa présence délicate et la brutalité potentielle de la situation.
— Vous savez pourquoi vous êtes ici, Aurélia.
— Pour mon pouvoir.
— Pour ce que vous êtes. Le pouvoir n’est qu’une partie. La partie la plus visible. Mais il y a la femme qui le porte. Celle qui a vécu cachée, qui a peur de son propre contact. Celle-là m’intéresse aussi.
Elle se tourne pour me faire face, son regard s’accrochant au mien. Il y a de la colère, maintenant, qui chasse un peu de la peur.
— Pourquoi ? Pour mieux me manipuler ? Pour savoir quelle corde tirer pour me faire danser ?
Je souris. J’aime l’étincelle.
Peut-être. Mais la danse peut être mutuelle. Vous n’avez jamais rêvé de ne plus vous cacher ? De laisser quelqu’un d’autre porter le poids de ce secret, juste un instant ?
Ses lèvres tremblent. C’est la proposition la plus dangereuse que je puisse lui faire. Et la plus séduisante. Porter seule un tel fardeau… cela use. Je le vois dans les cernes sous ses yeux, dans la maigreur de ses poignets.
— À quel prix ?
À un prix que nous négocierons. Mais d’abord, il faut que je voie. Vraiment voir.
Je m’approche. Elle ne recule pas. Son souffle s’accélère, son parfum d’ozone s’intensifie. L’air autour d’elle semble vibrer légèrement.
— Voir quoi ?
Ce que vous faites. Montrez-moi.
Je fais un geste vers le large bureau en acajou. Sur un coussin de velours repose un objet recouvert d’un tissu noir. Je tire sur le tissu.
C’est un oiseau. Un petit merle, beau, aux plumes noires lustrées. Mort depuis quelques heures à peine.
Elle blêmit. Recule d’un pas.
— Non.
Pourquoi ? Vous l’avez fait pour un chat errant. Pourquoi pas pour moi ?
— Ce n’est pas un jeu ! Ce n’est pas un spectacle !
Sa voix se brise. Elle a les yeux brillants. De larmes ou de fureur. Probablement les deux.
Je sais que ce n’est pas un jeu. C’est la chose la plus sérieuse au monde. La vie. La mort. Montrez-moi. Et après, nous parlerons de votre prix. De votre protection. De votre liberté.
Je vois la bataille faire rage en elle. La fierté, la peur, la honte. Et cette pulsion profonde, irrépressible, qui la pousse vers les morts. Ce besoin de réparer, même temporairement. Elle regarde l’oiseau, et ses mains, dans leurs gants, se tordent.
Elle ferme les yeux un instant. Puis elle les rouvre, et son regard est différent. Résigné. Défié. Elle marche jusqu’au bureau.
Elle retire son gant droit avec des gestes lents, presque rituels. Sa main apparaît, blanche, fine, les veines bleutées visibles sous la peau translucide. Une main d’artiste. Une main de déesse.
Elle tend la main vers l’oiseau. Elle hésite, la paume à quelques millimètres du plumage.
Et puis, elle le touche.
L’étincelle n’est pas discrète cette fois. C’est un éclair doré qui embrase la pièce, jaillissant de sa paume, enveloppant sa main, son avant-bras, illuminant son visage tendu d’une lumière surnaturelle. Elle grince des dents, un petit son de souffrance. La lumière se concentre sur l’oiseau, l’envahit.
Le merle frémit. Ses ailes battent, une fois, deux fois, faibles. Il ouvre le bec, émet un son rauque. Il tourne la tête, ses petits yeux noirs fixant Aurélia, puis moi.
Elle retire sa main, tremblante de tout son corps. Elle est encore plus pâle, comme si on lui avait drainé une pinte de sang. Elle chancelle, s’accroppe au bureau.
L’oiseau, lui, est vivant. Il bat des ailes, se redresse, regarde autour de lui, perdu. Il vit.
Je n’ai pas respiré pendant tout le temps qu’a duré l’acte. La beauté en était… sacrilège. Terrifiante. Magnifique.
Je m’approche. Non pas de l’oiseau, mais d’elle. Elle tente de reculer, mais elle est trop faible. Je saisis son poignet , sa main nue, celle qui vient de ressusciter la mort.
Au contact de sa peau, un nouveau choc, moins violent mais profond, électrique, parcourt mon bras. Ce n’est pas son pouvoir cette fois. C’est sa vie. Sa peur. Sa fatigue. Sa faim. Je sens tout, comme un écho. Et je vois dans ses yeux qu’elle le sent aussi la violence contenue en moi, la froide détermination, la fascination absolue.
Nous restons ainsi, connectés par ce contact, dans le silence troublé seulement par les battements d’ailes frénétiques de l’oiseau ressuscité.
Je soulève doucement sa main, tourne sa paume vers le haut. La peau est brûlante là où la lumière est passée. Je passe mon pouce sur cette brûlure. Elle frissonne. Ce n’est pas un frisson de dégoût.
Maintenant je vois, murmuré-je, ma voix plus rauque que je ne l’aurais voulu.
Je lâche son poignet. Elle replace son gant d’une main malhabile, cachant à nouveau l’instrument du miracle.
L’oiseau, sur le bureau, s’immobilise soudain. Il bascule sur le côté. Ses plumes redeviennent mates. Il est mort. De nouveau. Pour de bon.
La temporalité. La malédiction dans le don.
Elle regarde le petit corps, et une larme, unique, parfaite, coule sur sa joue pâle. Elle ne la essuie pas.
Je suis bouleversé. Pas par la mort de l’oiseau. Par elle. Par la vulnérabilité absolue, la douleur pure que ce simple acte a exposé. C’est plus qu’un outil. C’est une martyr vivante.
Et je la veux. Pas seulement son pouvoir. Tout. Son courage, sa douleur, sa lumière. Je veux la posséder, la protéger, l’utiliser. Ces désirs contradictoires se battent en moi, créant une tension presque douloureuse.
Votre prix, Aurélia. Nommez-le.
Elle lève vers moi son regard lavé par la larme. Elle est brisée, ouverte. C’est le moment.
— Je veux que vous laissiez ma sœur en dehors de tout ça. Elle vit à l’étranger. Elle ne sait rien. Elle ne doit jamais rien savoir. Vous la protégez, sans jamais vous approcher d’elle.
Sa sœur. Un point d’attache. Un levier. Je hoche la tête lentement.
Accordé. Et pour vous ?
Elle inspire un grand coup, redressant ses épaules étroites.
— Pour moi… je veux une chambre. Ici. Avec une serrure. Un endroit qui est à moi. Où personne n’entre sans ma permission. Pas même vous.
L’audace. Elle réclame un sanctuaire au cœur même du territoire du loup. Je ne peux m’empêcher de sourire, un vrai sourire, cette fois.
Accordé. La chambre d’amis. Elle sera vôtre. La clé vous sera remise. Mes hommes vous y conduiront tout à l’heure. Autre chose ?
Elle semble surprise que j’accepte aussi facilement. Elle cherche, puis :
— Je ne tuerai personne. Je ne ressusciterai pas pour que vous puissiez torturer ou interroger quelqu’un deux fois. Jamais.
Les morts parlent sans souffrir, Aurélia. Mais soit. Nous établirons des règles. Des limites.
Je m’approche à nouveau, mais cette fois, je
ne la touche pas. Je me contente de me tenir près d’elle, à respirer le même air chargé d’ozone et de tension.
AURÉLIAJe le regarde, incrédule.— Doser ? On ne dose pas la vie. On ne dose pas la mort !— Vous le faites pourtant déjà. L’étincelle est plus ou moins forte selon les fois, non ? Selon votre état, selon le… cadavre. Je veux que vous preniez conscience de ces variables. Que vous les maîtrisiez.Il se place de l’autre côté de la table, face à moi. Ses mains sont posées à plat sur l’acier.— Première leçon : le contact. Vous touchez toujours la peau nue. Et si vous tentiez à travers un tissu ? Une fine barrière. Pour amortir le choc, pour vous.— Ça ne marchera pas.— Vous n’en savez rien. Vous n’avez jamais essayé. Vous avez toujours cédé à la panique, à l’urgence. Ici, il n’y a pas d’urgence. Il n’y a que vous, elle, et moi.Son calme est plus effrayant que toute colère. Il a tout prévu, tout rationalisé. Il a transformé mon cauchemar en exercice pratique.Je regarde la vieille femme. Elle a l’air si paisible. Je ne veux pas troubler ce repos. Mais la pression de son regard sur moi
AURÉLIALe bracelet ne quitte plus mon poignet. Le cuir, avec le temps, a épousé la forme de mon os. La plaque d’argent, froide au réveil, se réchauffe contre ma peau, jusqu’à devenir une présence presque vivante. Une marque. La preuve visible du pacte.Les jours qui suivent sont étrangement calmes. Je ne sors pas de la maison. Matteo est souvent absent, affairé, je le suppose, à consolider les avantages tirés de l’information volée à la mort. Je prends mes repas dans ma chambre ou dans le petit salon d’hiver, sous le regard discret mais constant d’Enzo ou d’une domestique. Je ne suis pas enfermée à clé, mais chaque corridor, chaque fenêtre donnant sur le jardin hivernal, semble me rappeler que la liberté est une illusion soigneusement entretenue.Je m’ennuie. Et l’ennui, dans une cage dorée, est un acide qui ronge les résolutions. Je pense à Élodie. Matteo me permet de l’appeler, une fois par semaine, sur une ligne surveillée. Elle va bien. Elle parle de ses études, de ses amis, de s
AURÉLIALa nuit ne finit pas avec le retour. Elle s’incruste sous ma peau, dans la froideur des os que plus aucun feu ne semble pouvoir réchauffer. L’odeur de la terre humide et de la décomposition colle à mes narines, persiste malgré le bain brûlant que je prends en rentrant, où je frotte ma peau jusqu’au rouge. L’eau tourne grisâtre. Elle ne peut laver la souillure.Je reste assise au bord de la baignoire, enveloppée dans un peignoir, à regarder mes mains. La droite, celle qui a touché. Elle ne présente aucune marque, mais je sens encore la texture de cette peau morte, la décharge glacée du pouvoir qui est passé par moi, volé à je ne sais où, pour servir les desseins d’un autre.Les gants gris perle sont posés sur le tabouret de velours, délicats et pervers. Un trophée. Une entrave.Je ne me couche pas. Le sommeil serait une trahison envers l’homme de la fosse, dont je ne connais même pas le nom, dont j’ai violé le repos pour en extraire un fragment de vérité utile à Matteo Rinaldi.
AURÉLIAIl tend la main. Pas vers moi. Vers un livre sur son bureau. Mais le geste est proche, intrusif.— Et les gants que je vous ai offerts… portez-les ce soir. Pour moi. Considérez cela comme un premier geste de… bonne volonté.Son regard plonge dans le mien. Il n’y a pas de menace explicite. Juste une attente immuable. Et cette fascination trouble, qui est pire qu’une menace. Parce qu’elle me regarde, moi, pas seulement le pouvoir. Elle me voit trembler. Elle voit la répulsion. Et elle voit autre chose, que je refuse de nommer.Je me lève, brusquement, pour briser la proximité.— À quelle heure ?— 23 heures. Enzo viendra vous chercher. Habillez-vous chaudement. Et sombrement.Je hoche la tête et me dirige vers la porte.— Aurélia.Je me fige.— La musique, cette nuit… vous a plu ?Je me retourne, surprise. Il a un petit sourire en coin.— Je… je l’ai à peine entendue.— C’était du Satie. Gnossienne n°1. C’est une musique qui attend quelque chose qui ne vient jamais. Je trouvais
AURÉLIAEt puis, aux petites heures, un autre bruit. De la musique. Très faible. Un air de piano, lent, mélancolique, qui filtre à travers les murs. Ça vient d’ailleurs dans l’appartement.Lui.Je ne peux pas m’en empêcher. Je me lève, approche ma main de la porte. Je n’ouvre pas. J’écoute. La musique est belle. D’une tristesse profonde, complexe. Ce n’est pas ce que j’aurais imaginé qu’il écoute. Je l’imaginais aux sons stridents du pouvoir, aux cris étouffés. Pas à cette mélodie qui parle de regrets et de choses perdues.Elle s’arrête aussi soudainement qu’elle a commencé.Le silence qui suit est encore plus lourd. Je me recouche, le cœur battant la chamade, les gants gris perle posés sur la table de chevet, brillant dans l’obscurité comme les yeux d’un prédateur.Le matin arrive, gris et froid derrière les vitres. On frappe à nouveau.— Petit-déjeuner, Mademoiselle. Et M. Rinaldi vous attend dans le bureau à 9 heures.Je me prépare mécaniquement. Je repense mes vêtements simples, j
MATTEOMais comprenez ceci : vous êtes à moi maintenant. Votre sécurité, votre confort, votre secret… tout cela dépend de moi. En échange, votre loyauté m’appartient. Pas votre soumission aveugle. Votre loyauté. Il y a une différence.Elle me regarde, et je vois qu’elle comprend la nuance. Et qu’elle comprend aussi le piège plus profond. La loyauté, c’est ce qui s’attache, ce qui lie. C’est bien plus dangereux que l’obéissance.L’attraction entre nous est palpable, un champ de force qui déforme l’air. Elle a peur. Je suis dangereux. Mais elle est fascinée. Et moi, face à cette créature de lumière et de douleur, je suis… captivé.— Et si je trahis cette loyauté ? murmure-t-elle.Je souris, et je laisse toute la vérité de ce que je suis briller dans mes yeux.Alors, ma protection se retire. Et le monde apprendra ce qu’est Aurélia, la femme qui réveille les morts. Et ce monde, ma chère, ne sera ni courtois, ni fasciné. Il sera avide. Il vous déchirera en morceaux pour comprendre.Elle fe







